Du coussin à la vaisselle

 Lama Jigmé Rinpoché - Extrait du livret "Du coussin à la vaisselle" - Juin 2011

La pratique méditative constitue un aspect du chemin, mais il faut aussi mettre en œuvre l'enseignement du Bouddha dans le déroulement quotidien de notre vie : comment appliquer le Dharma au niveau de la communication ? Comment garder l’esprit concentré ? Quelle est la meilleure façon d’agir pour nous-mêmes et pour les autres ? Qu’est-ce qui est utile et nous permet de progresser au quotidien ? Comment relier la pratique du Dharma à notre vie de tous les jours ? Telles sont les questions qui s’élèvent en général.
L’enseignement est la réalité et la vérité. Il est difficile d’appliquer à la lettre tout ce qu’il expose, mais nous pouvons essayer de nous en approcher autant que possible. En créant une habitude, nous en comprendrons davantage le sens et nous pourrons le mettre en œuvre de mieux en mieux.
Le monde offre tout un éventail d’individus vivant sur plusieurs continents, parlant différentes langues, ayant des habitudes et des cultures variées. Le Dharma n’est pas une culture, il est universel, il ne faut pas croire qu’il est réservé à certaines personnes. Le message du Bouddha n’est pas une mode temporaire, mais une explication de la nature essentielle de tous les êtres sensibles. Chacun évolue dans son propre contexte culturel, cependant ceci n’a aucune importance quand il s'agit de se relier au Dharma et de le mettre véritablement en application.

Au Tibet, chacune des quatre écoles principales du bouddhisme* a l’habitude d’utiliser une phrase comme référence. Ces quelques mots servent de support à la réflexion individuelle et sont un rappel de la pratique dans le quotidien. Cet exercice permet ainsi de mieux voir le sens que revêt la condition humaine qui est la nôtre et modifie notre perception de la vie, il ne faut pas être surpris alors du changement qui s’opère. En effet, il nous permet, selon les situations que nous rencontrons, de voir ce qu’il faut mettre en œuvre et ce qu’il faut éviter.
En d’autres termes, nous obtenons une vision globale, une orientation de base pour faire face aux épreuves ou aux difficultés rencontrées. Cette compréhension s’acquiert individuellement, mais elle aura un impact collectif. Comprendre l’enseignement et l’appliquer à nos actes concourt à nous offrir de meilleures conditions de vie dans le futur.

Dans notre tradition, la phrase de référence est simplifiée pour être plus facile à retenir. En revanche, il n’est pas plus aisé d’y réfléchir ou de vraiment l’appréhender. Quatre points précis servent de référence :
- La précieuse existence humaine,
- L’impermanence,
- Les causes et les effets,
- La souffrance.

Ces points concernent tous les êtres sensibles. En effet, tous les êtres humains possèdent un support d’existence, un précieux corps, et ils sont tous confrontés à l’impermanence, au karma et à la souffrance. Cultiver ce rappel permet d’emprunter la bonne direction, offre une protection contre les conditions mauvaises (en nous évitant tout acte nuisible) et développe la compréhension de la condition de vie de tous les êtres. Sur cette base, une vision plus large est acquise et les actions entreprises seront alors mues par un souhait d’équanimité envers tous. Ceci n’est pas facile, mais reste tout à fait à notre portée. En fonctionnant ainsi, l’esprit acquiert davantage de présence parce qu’il est beaucoup plus en lien avec la réalité, et de ce fait il est moins en proie aux souffrances diverses. La souffrance, de manière générale, ne disparaît pas, mais grâce à cette reconnaissance fondamentale, nous voyons son inanité et l’expérience même de la souffrance change. En nous développant selon cette perspective, nous obtenons des conditions de vie plus stables, à un niveau individuel, et si de nombreuses personnes mettent ce processus en œuvre, le résultat rejaillira aussi au niveau collectif.

Il faut donc approfondir le sens de ces termes, sans chercher à éviter les sujets douloureux ou difficiles, comme les problèmes, la souffrance, etc., parce qu’ils peuvent survenir à n’importe quel moment, lorsque certaines circonstances sont présentes. Le fait d’avoir réfléchi au préalable à ces vicissitudes permettra de mieux les aborder.
Quelle que soit la situation, nous pouvons la contempler en prenant du recul et voir comment résoudre le problème, ce qui nous permet de développer notre potentiel et nous encourage à acquérir une meilleure vision. Le sens du Dharma est ainsi mieux compris et nous le mettons réellement en œuvre. La conséquence de l’application véritable de l’enseignement est une réduction de la souffrance, une meilleure compréhension du sens de la vie, et la génération de l’amour et de la compassion envers les autres êtres sensibles. Ces deux dernières notions sont alors appréhendées avec maturité : sans dualité ni discrimination. Appliquer l’amour et la compassion à tous les êtres, de manière égale, constitue tout l’enjeu et toute la difficulté du message du Bouddha, mais il est possible d’y parvenir sur la base d’une bonne compréhension de l’enseignement.
Au fur et à mesure de la réflexion, l’esprit jouira d'un espace plus vaste. Habituellement, il est étriqué, et c’est ce qui crée beaucoup de souffrance et de distraction. Davantage d’espace signifie davantage de qualités et donc une plus grande capacité à mieux agir (en actes et en paroles, mais aussi en pensées). Nous pouvons ainsi mieux appliquer le Dharma, effectuer davantage d’actes bénéfiques et réduire les actes néfastes. Nous verrons alors apparaître un véritable effet, dans le moment présent, mais aussi au niveau de notre destination future. En combinant cette profonde réflexion avec l’application régulière d’une pratique méditative, l’aide que nous pourrons apporter aux autres deviendra alors vraiment efficace.

Il ne s’agit pas d’un entraînement réservé aux pratiquants de haut vol, mais de ce que nous pouvons mettre en œuvre dès à présent, avec nos capacités. Acquérir une bonne compréhension et développer notre potentiel est à notre portée. Nous verrons alors nos conditions de vie devenir plus bénéfiques, comme si nous nous sauvions nous-mêmes.
Avoir un esprit plus ouvert permet d'éprouver moins de souffrance, à l’image de l’état d’esprit des grands bodhisattvas. Un grand bodhisattva peut rencontrer des souffrances physiques, par exemple, mais sa façon d’aborder la douleur est très différente de la nôtre. Cette dimension n’est pas l’apanage d’êtres exceptionnels ou de personnes élues, mais elle est le lot de personnes ordinaires qui se sont développées en appliquant les méthodes proposées et en se reliant à un grand bodhisattva tout au long de leur chemin afin d’avancer dans la direction de l’éveil.

a - La valeur de l’existence humaine

Nous entretenons souvent une idée empreinte de jugement, et parfois même de critique sévère, à propos de ce qu'est la précieuse existence humaine. Il s’agit en fait de comprendre le sens de la vie, sans quoi nous sommes très confus ; c'est un questionnement universel.
La vie est précieuse et nous pensons souvent que sa valeur dépend de conditions extérieures. Nous aspirons à être heureux, mais nous sommes convaincus que notre bonheur est tributaire de ce que nous obtenons, voulons ou dont nous pensons avoir besoin. Sinon nous ne sommes pas heureux, mais au contraire découragés et déprimés. La vie et les attentes de chacun sont différentes, cependant fonder toute notre existence sur des situations extérieures aléatoires nous empêche d’apprécier le moment présent et le simple fait d’être en vie.
Le Bouddha a expliqué que notre insatisfaction chronique nous fait vouloir toujours davantage, et c’est ainsi que nos conditions se dégradent ou que nous ne sommes jamais heureux. Notre bonheur réside en nous, et non dans des conditions extérieures : il s’agit de rencontrer notre essence, et nous serons alors vraiment présents à la vie et connaîtrons le bonheur.

Après 1949, de nombreux lamas ont été emprisonnés à la suite de l’invasion du Tibet par l’armée chinoise. Les lamas les plus âgés sont aujourd’hui décédés, mais les plus jeunes qui ont été libérés étaient plutôt heureux et sont devenus par la suite de grands maîtres. Ils ont vécu des conditions difficiles en captivité et ont été soumis aux travaux forcés, mais ils étaient ensemble, se transmettaient les instructions du Dharma les uns aux autres et les mettaient vraiment en application. Ainsi, malgré la souffrance, ils ont développé un véritable goût de la vie. Ils pouvaient pratiquer dans leur vie quotidienne, alors même que tout culte religieux était proscrit par les Chinois. Après la mort de Mao, lorsque le droit de pratiquer fut rétabli, ces lamas sont devenus de grands guides. Tout au long de leur incarcération, ils ont continué de progresser et d’apprécier la vie malgré la souffrance qu’ils enduraient.

Lorsque nous n’avons pas ce que nous voulons, notre esprit se tend. Évidemment, personne ne peut se forcer à être heureux, mais si nous comprenons ce que signifie la précieuse existence humaine, notre bonheur ne sera plus assujetti aux circonstances.
En Europe, nous jouissons de bonnes conditions d'existence et il est vraiment possible de développer un état d’esprit positif. Le fait d’être heureux contrebalance les émotions négatives qui perdent alors de leur puissance. Lorsque nous sommes malheureux, nous percevons tout d’un œil noir et négatif, et le mécontentement entraîne souvent une forme de paranoïa sur la base de laquelle nous agissons de façon nuisible. Ces actions négatives créent alors des germes néfastes qui auront pour résultat davantage de conditions malheureuses porteuses de souffrance.

Essayons d’apprécier qui nous sommes, où nous nous trouvons, en nous reliant à nous-mêmes. Lorsque nous accordons davantage d’espace à la spiritualité, à la pratique, nous acquérons une plus grande stabilité ainsi qu’une meilleure compréhension de la vie humaine et de sa valeur. Grâce aux capacités de ce corps humain et à l’appréciation que nous en avons, nous pouvons espérer atteindre l’éveil, si nous fournissons les efforts requis.
Différentes étapes doivent être franchies ; au début, comprendre la souffrance reste difficile parce que nous avons souvent l’habitude de nous positionner comme victimes ou de nous apitoyer sur nous-mêmes. Nous rencontrerons toujours des difficultés, nous ne pouvons rien y faire. En revanche, nous sommes à même de changer de point de vue : plutôt que de nous focaliser sur les difficultés ou la souffrance, il suffit de nous concentrer sur nos conditions intérieures, c’est-à-dire notre état d’esprit, et de nous entraîner à la pratique. C’est ce que recouvre cette première référence à la précieuse existence humaine.

Il y a une décennie de cela, les marchés asiatiques se sont effondrés et, en Thaïlande notamment, de nombreuses personnes se sont suicidées, d’autres étaient sur le point de le faire parce qu’elles avaient tout perdu. Le roi du pays a déclaré qu’il ne fallait pas suivre le comportement des Occidentaux qui ne comprenaient pas la valeur de la vie humaine. Il proposa à ceux qui avaient tout perdu de rejoindre les monastères où ils pourraient vivre. La culture thaïe a permis une telle chose, qui n’aurait pas été envisageable dans un autre contexte. Il est cependant intéressant de constater que nous supportons difficilement les situations perturbantes, nous dramatisons très vite, ce qui conduit à agir de façon impulsive et donc souvent négative. C’est ainsi que nous favorisons la prolifération de mauvaises conditions pour l’avenir. Si, au contraire, nous essayons de développer notre potentiel intérieur, nous pourrons l’utiliser comme une référence et, face à la difficulté, nous nous dirigerons vers le mieux plutôt que vers le pire.

Pour aller dans cette direction, il est nécessaire d’avoir clairement présent à l’esprit ce qui est important pour nous. Il faut ressentir personnellement que les conditions extérieures ne sont pas primordiales, car elles sont sujettes à un éternel changement. Nos conditions intérieures constituent l’aspect capital : en effet, l’esprit ne connaît pas de fin. Nourrie par cette compréhension, notre expérience prendra une autre teinte et lorsque nous rencontrerons la souffrance, nous saurons comment utiliser notre potentiel pour lui répondre. La souffrance environnante ne représentera plus pour nous une tristesse insupportable ou un lourd fardeau, nous l’utiliserons pour progresser intérieurement.

Nous pourrions discourir sans fin sur le sujet ; le point principal est de comprendre la valeur de l’existence humaine, afin d'obtenir de bonnes conditions lors de la prochaine naissance. Il apparaît alors clairement qu’il n’y a pas de temps à perdre et que nous devons employer notre vie de manière appropriée et correcte.