Extrait du Tendrel 38, Septembre 1995
Il convient de s’entraîner en permanence à voir que ce que nous appelons la réalité est un mirage, une illusion. Attention, il ne s’agit pas d’essayer de s’en persuader comme le fait la méthode Coué, en répétant : « Tout est illusion, tout est illusion. »
Il ne s’agit pas de développer une foi fanatique dans le fait que la réalité est illusoire. Par contre, nous devrions sans cesse essayer de remettre en question la réalité de ce que nous voyons et de ce que nous éprouvons, pour tenter de comprendre quelle est la nature de cette réalité. C’est une voie d’approche par la compréhension et la réflexion qui, peu à peu, permet de se rendre compte et de s’habituer au fait que ce que nous prenons pour la réalité n’est pas vraiment ce que nous croyons, mais quelque chose qui est dépourvu d’existence en soi. Cela se fait d’une manière raisonnable en quelque sorte.
On pourrait opposer deux conceptions de la réalité : une conception que l’on appellerait scientifique et une conception qui pourrait être qualifiée de bouddhiste. Selon la première – et c’est la conception à laquelle nous avons été habitués depuis notre enfance –, il y a des phénomènes physiques qui sont perçus par nous-même, c’est-à-dire que c’est le monde qui agit sur nous, que tout ce que nous percevons est conditionné par ce qu’il y a à l’extérieur de nous et que notre esprit ne fait que le traduire. La conception bouddhiste est légèrement différente. Elle s’interroge sur la réalité de ce qui semble être ce qui agit de l’extérieur sur nous, de ce qui semble être réel. On peut très bien analyser la réalité et s’apercevoir, comme commencent à le faire les scientifiques, que cette réalité est dépourvue de substance. Pendant un certain temps, on a cru qu’il y avait une particule élémentaire, une petite brique constitutive de l’univers.
Les Grecs anciens le croyaient et l’avaient appelée atomos, « qu’on ne peut pas couper ». Mais si on analyse vraiment la chose, une brique constitutive de l’univers ne peut pas exister par elle-même, en dehors de tout contexte. Cela remet complètement en question la réalité des phénomènes, et le bouddhisme dit que ce que nous voyons est une illusion : c’est la production de notre esprit. La réalité telle qu’elle nous apparaît n’existe pas s’il n’y a pas un esprit pour la percevoir ainsi. Il y a bien entendu une réalité, mais elle est bien au-delà de cela et de ce que nous appelons réalité. La conception bouddhiste dit qu’en fait, à la base de tout ce qui arrive, il y a l’esprit. Bien sûr, la façon dont on interagit avec ce qui apparaît comme une réalité extérieure n’est pas arbitraire. Il existe des lois qui régissent cet univers. Si l’on fait quelque chose, cela produit un résultat qui sera, grossièrement, toujours le même. C’est vrai au niveau physique : si je lâche une bouteille, elle tombe ; c’est vrai également à d’autres niveaux : si j’accomplis un acte qui fait souffrir, tôt ou tard j’aurai moi-même à supporter une souffrance, quelle qu’elle soit. La loi de causalité – la loi d’action et de réaction – est donc une des données fondamentales de l’univers tel que nous le percevons. Cela est important, parce que, bien que l’univers tel que nous le percevons ne soit qu’une illusion, il est quand même soumis à des lois immuables.
Pour en revenir à chacun d’entre nous et aux actions quotidiennes, il est extrêmement important d’avoir conscience de tout ce que l’on vient d’expliquer. Ce qui importe le plus dans notre univers, c’est l’esprit ; c’est lui qui conditionne tout le reste. C’est déjà notre esprit qui conditionne la réalité qui nous entoure, et il est absolument essentiel que notre disposition d’esprit soit correcte lorsque nous agissons. Si j’agis avec une disposition d’esprit tournée vers autrui, avec amour et compassion, si je développe la bodhichitta, les actions que j’accomplirai auront forcément des résultats positifs et influenceront d’une manière directe l’univers dans un sens positif. Par contre, à chaque fois que j’agirai avec un esprit dont la motivation n’est pas pure, mais conflictuelle, j’engendrerai de la souffrance autour de moi et en moi, parce que c’est l’esprit et sa disposition qui influenceront directement la réalité.
À partir du moment où l’on s’engage dans la voie du bodhisattva, toute la pratique est soutenue, multipliée, amplifiée par les souhaits que l’on fait perpétuellement. Il n’est pas pensable de pratiquer la voie des bodhisattvas sans, en même temps, développer ces souhaits. Quels sont-ils ? À la racine, il y a les vœux de bodhisattva : on fait le vœu de se consacrer au bien de tous les êtres jusqu’à ce qu’on parvienne soi-même à l’éveil et que tous les êtres aient quitté le cycle des existences. Mais les vœux de bodhisattva peuvent rester une formalité s’ils ne s’accompagnent pas du développement réel de l’amour et de la compassion. Quelqu’un qui prendrait les vœux de bodhisattva et réciterait les formules sans, ensuite, accroître constamment son amour et sa compassion pour les êtres ne ferait pas de grand progrès. Ce qui compte vraiment, ce sont cet amour et cette compassion que l’on développe pour tous les êtres, en essayant de ne pas faire de distinction entre eux. À partir du moment où sont développés l’amour et la compassion, ils vont se traduire par des souhaits spontanés, pas forcément formels ; ce sera le souhait que les gens souffrent moins, le souhait qu’ils soient heureux, le souhait que tous aillent vers l’éveil, etc. Souhaiter cela devient naturel. On approfondira ces souhaits en récitant des textes et surtout en étudiant le texte que l’on récite. On peut réciter les souhaits de Küntu Zangpo, etc. Il y a des prières que l’on récite tous les jours et, très souvent, on sait vaguement ce qu’elles disent, parce qu’on a lu la traduction, mais sans réaliser la portée et l’ampleur de ces souhaits. Il serait intéressant de demander aux lamas qui sont parmi nous de bien vouloir développer et approfondir la signification de ces prières de souhaits que l’on fait tous les jours, sans vraiment en réaliser la portée. Si nous en réalisons la portée, elles deviennent un instrument extrêmement puissant.
En fait, « l’activité sans limite des bodhisattvas ou des bouddhas », ce que l’on appelle le sambhogakaya et le nirmanakaya, ces deux corps formels qui permettent aux bouddhas de poursuivre leur action pour le bien des êtres, sont le fruit direct de la paramita de souhait. Le fruit ultime de tous les vœux et souhaits que l’on a pu faire durant sa pratique se manifeste, au moment de la réalisation, par cette activité illimitée et par la possibilité d’utiliser ces deux corps formels.
Quel que soit le sens que l’on compte donner à sa pratique, que l’on désire s’engager dans une retraite formelle ou simplement poursuivre toute sa vie une pratique quotidienne, il est important de ne pas démarrer trop fort, afin qu’il ne s’agisse pas d’un feu de paille. Pratiquer le bouddhisme n’est pas, au départ, une chose évidente ou facile, mais demande un effort. Pour pouvoir pratiquer longtemps, il faut savoir doser cet effort. Parfois, on commence avec un très grand enthousiasme, en dépensant une énergie considérable et puis on voit, petit à petit, cette énergie s’épuiser, cet enthousiasme s’éteindre et la pratique s’arrêter en même temps que l’enthousiasme. Il faut, au contraire, faire en sorte que la pratique et l’énergie s’accroissent. La pratique, bien entendu, représente tout ce qui a trait à la méditation et aux pratiques formelles.
La persévérance que l’on déploie dans la pratique est une question d’état d’esprit et de bonne conception. On peut commettre pas mal d’erreurs. Certains disent : « Tout cela est très bien, la méditation et les pratiques sont très importantes, mais j’ai beaucoup de travail, je fais beaucoup de choses, je ne pourrai pas vraiment pratiquer correctement. Ce n’est pas pour moi, du moins pas maintenant. » À l’inverse, on rencontre des personnes qui ont décidé de s’engager dans une retraite, qui sont vraiment déterminées et veulent consacrer leur vie à la méditation. D’un côté, on pêche par excès d’humilité et, d’un autre côté, on pêche par excès de confiance.
Cela constitue des obstacles intérieurs, qui viennent s’interposer entre nous-mêmes et la méditation, entre nous-mêmes et la pratique. Cela n’a rien à voir avec les conditions extérieures et est uniquement suscité par notre propre esprit.
Lorsqu’on parle de pratique, on fait toujours allusion à l’essentiel, qui est la méditation. La méditation peut se poursuivre jusqu’à obtenir des résultats pratiquement sans limites. En effet, la progression dans la méditation n’a pas à proprement parler de terme ; c’est donc quelque chose d’essentiel, qui réclame une forme de persévérance et d’endurance bien particulières. Si l’on commence, par exemple, à pratiquer shiné ou shamatha, la méditation destinée à pacifier l’esprit, on aura besoin d’une certaine énergie, d’une certaine volonté pour démarrer cette méditation. Il faudra se forcer à cela et puis, petit à petit, l’esprit se trouvera entraîné et la méditation deviendra beaucoup plus aisée, presque spontanée, demandera donc moins d’efforts et ira en s’approfondissant jusqu’au moment où l’on pourra poser son esprit sur n’importe quel objet de contemplation de façon stable. Pour obtenir ce résultat, l’essentiel est de méditer chaque fois que l’on en a l’occasion. Chaque fois qu’on a le temps – et il n’est pas nécessaire que ce soit des heures – on reprend cet entraînement encore et encore ; c’est le type de persévérance que nécessite cet apprentissage.
Vous avez tous reçu de nombreux enseignements sur la méditation et, en particulier, sur shiné ou shamatha. Le but poursuivi dans la pratique de shiné est simplement ce qui vient d’être exposé : le fait que l’esprit puisse demeurer posé sur un objet de contemplation sans être distrait de cette contemplation, et cela pendant le temps qu’on désire. Mais ce n’est que la première étape. La méditation est extrêmement vaste et comporte bien des aspects. Ensuite, on tourne la contemplation non pas vers un objet extérieur, mais vers l’esprit lui-même et c’est une pratique bien particulière, qui nécessite non seulement un enseignement, mais aussi des instructions précises d’un maître de méditation. Il faut pour cela se tourner vers celui qui nous enseigne, qui nous guide, qui nous dirige dans la méditation et, en général, on lui demande des instructions concernant la méditation sur l’esprit lui-même. Cela n’est possible que lorsqu’on a suffisamment stabilisé l’esprit, lorsqu’on a obtenu ce que l’on appelle shiné, pour passer à la phase suivante, qui est le développement de vipashyana ou la vision pénétrante.
Lorsqu’on requiert ces enseignements concernant l’esprit, on apprend tout d’abord que l’esprit est vacuité. Cela signifie qu’il est dépourvu de corps, dépourvu de substance, dépourvu de forme ; on ne peut pas le voir ni le toucher ni le discerner et on apprend que sa nature est pure conscience, le seul mot précis étant le mot anglais awareness, « le fait d’être conscient de ». Cette conscience est complètement transparente : à chaque fois que l’esprit entre en contact avec un objet par l’intermédiaire des organes des sens, il devient en quelque sorte cet objet ; c’est le processus de production des phénomènes mentaux. Quand nous sommes en présence d’un objet que nous voyons, le contact s’établit entre notre esprit et cet objet, et le résultat de ce contact est l’apparition dans l’esprit d’une image, d’une forme. On appelle cela un phénomène mental lié à la conscience visuelle. C’est la même chose lorsque nous touchons quelque chose : il se produit dans notre esprit l’apparition d’un phénomène mental, que nous appelons une sensation de contact, et une part de notre esprit est assimilée à cet objet qui est un objet du toucher. Il en va de même pour le goût, pour l’odorat ou pour l’ouïe. Constamment, notre esprit s’assimile et devient semblable aux objets qui nous entourent et dont nous sommes conscients.
Dans la méditation sur l’esprit lui-même, il va falloir se tourner non plus vers des objets, mais vers l’esprit lui-même séparé de ces objets. On essaye de percevoir ce qu’est l’esprit, lorsqu’il ne prend pas la forme de telle ou telle sensation, de tel ou tel phénomène mental : on essaye de se tourner vers l’esprit tel qu’en lui-même.
On peut parler de deux modes de fonctionnement de l’esprit. Dans l’un, l’esprit n’est pas conscient de sa propre nature ; dans l’autre, l’esprit est conscient de sa propre nature. L’esprit non conscient de sa propre nature est ce qu’on appelle la conscience ordinaire. Lorsque l’esprit est conscient de sa propre nature, on appelle cela l’absorption méditative ou le samadhi. Il faut bien comprendre que tous les phénomènes de la conscience ordinaire sont des phénomènes relationnels, composés. Les phénomènes mentaux, c’est-à-dire tout ce qui se produit dans notre esprit – les images, les sentiments, les pensées, etc. – sont toujours le résultat de la combinaison de plusieurs éléments. Il y a des phénomènes mentaux dit positifs et des phénomènes mentaux négatifs. Par exemple, si j’éprouve de l’amour ou de la compassion, ce sont des phénomènes mentaux positifs. Si j’éprouve de la jalousie, c’est un phénomène mental négatif. Mais la compassion n’existe pas en tant que telle, par elle-même ; ce qui provoque la compassion, c’est la rencontre de mon esprit avec un objet de compassion. Si je vois quelqu’un qui souffre et est malheureux, je développe de la compassion et celle-ci est un phénomène mental composé, produit : elle est le fruit de la relation entre mon esprit et un objet extérieur. De la même façon, lorsque je suis jaloux, cette jalousie en elle-même n’existe pas. Il n’y a pas de jalousie intrinsèque, abstraite : on est toujours jaloux de quelqu’un ou de quelque chose. Encore une fois, c’est la relation entre l’esprit ou la conscience et un objet extérieur qui engendre cette jalousie, exactement de la même façon que sont engendrés d’autres phénomènes mentaux qui sont neutres. Par exemple, si je vois une fleur sans éprouver particulièrement de plaisir ou de déplaisir, je me contente de percevoir. La perception dite perception pure est un phénomène mental qui, lui aussi, est le fruit d’une relation entre un objet et la conscience par l’intermédiaire des sens. Il n’y a donc pas de phénomène mental intrinsèque, existant par lui-même. Tous les phénomènes mentaux, quels qu’ils soient, tous les modes de fonctionnement de mon esprit dans la conscience ordinaire sont composés et sont le fruit d’interactions. L’essence de cet esprit, par contre, est la façon dont il existe en dehors de toute relation. Tous les phénomènes mentaux sont le fruit de la relation de l’esprit avec autre chose. Maintenant, il faut s’attacher à trouver l’esprit en dehors de cette relation, à trouver l’essence même de l’esprit ou la nature même de l’esprit, en dehors de toute relation avec quoi que ce soit.
Lorsqu’on a compris cela, il est possible de méditer de manière correcte. Si on ne comprend pas cela, on s’expose à un risque.
Ce risque consiste à créer un phénomène mental qui s’appellerait absence de phénomènes mentaux. Dans notre désir de percevoir l’esprit en dehors de toute relation, on peut créer une idée d’esprit en dehors de toute relation, et cette idée est elle-même un phénomène mental.
En fait, l’entrée dans la contemplation de l’esprit par lui-même, dans la contemplation de la nature essentielle de l’esprit, a sa clef dans cette faculté que l’on appelle awareness, conscience. C’est une contemplation où l’on ne cherche pas à voir quoi que ce soit, où l’on ne poursuit pas un but ; elle est simplement le pur fait d’être présent, si l’on peut dire. Il n’y a pas de mot, hélas, pour traduire en français to be aware of. Cela signifie : être conscient que quelque chose est là, présent, mais sans rien faire. Et l’entrée dans la méditation sur la nature de l’esprit est aussi dans cette attitude où l’esprit est simple prise de conscience ; pas prise de conscience de quelque chose, simplement prise de conscience sans chercher ceci ou cela. Une fois que l’on a trouvé cette attitude qui est simple prise de conscience, on peut l’approfondir peu à peu pour aller encore plus loin et plus profondément.
Cette prise de conscience représente l’attitude qu’il est nécessaire de développer pour contempler vraiment la nature de l’esprit. Il faut bien savoir que, sans cette contemplation de la nature de l’esprit, il n’est pas d’éveil possible. En dehors de cette contemplation de la nature de l’esprit, il n’est pas possible de parvenir à ce qu’on appelle l’illumination. Il existe bien entendu toutes sortes d’autres pratiques qui sont nécessaires et représentent une préparation à cela. Ceux qui sont présents dans cette salle ont en général pratiqué beaucoup ; ils ont pratiqué les Préliminaires, des visualisations, des récitations de mantras, des rituels, etc., et ils le font depuis longtemps. C’est aussi pour cette raison que je me permets de parler de la contemplation de l’esprit et du fait que c’est la seule voie qui permet de parvenir à l’éveil, parce que ce ne sont pas des choses que l’on est autorisé à dire à des personnes nouvelles et non-averties. Mais je vois vos visages depuis longtemps et j’en déduis que la plupart d’entre vous êtes qualifiés pour recevoir ce genre d’enseignement. Il faut donc retenir que, quelle que soit la valeur des gourou yogas et autres pratiques que chacun d’entre vous accomplit, ou a accompli pendant de longues années, c’est la contemplation de la nature de l’esprit qui permettra l’illumination et rien d’autre.
La nature de bouddha est en chacun d’entre nous, elle est dans notre esprit et la possibilité d’éveil n’est pas ailleurs qu’à l’intérieur de notre propre esprit. Cette possibilité d’éveil ne peut pas venir de l’extérieur et ne doit pas être cherchée à l’extérieur de nous-mêmes. La nature de bouddha, l’éveil, est la nature de notre propre esprit. Si l’on n’a pas compris cela, on peut faire beaucoup de choses, mais passer vingt ans dans des grottes à essayer de méditer comme Milarepa ou aller voir les plus grands maîtres et en recevoir toutes sortes d’enseignements ne sert à rien et ne permettra jamais l’éveil. Il faut bien savoir, comprendre et réaliser que cet éveil n’est pas ailleurs qu’au sein même de notre propre conscience.
Le chemin qui mène de l’état ordinaire, de l’illusion du cycle des existences, à l’éveil qui est la libération de toute illusion et de toute souffrance est extrêmement vaste. Les enseignements concernant ce chemin constituent le Dharma ; c’est quelque chose d’énorme et on peut en apprendre une grande partie, mais il est difficile de tout en connaître. Par contre, le moyen même de cette libération, c’est la contemplation de l’esprit par lui-même et c’est ce qui en constitue la pierre de touche. Alors que tous les enseignements et cette immense diversité de moyens mis à notre disposition sont nécessaires, ils ne trouvent leur point d’application réel, au niveau de la libération, que dans cette contemplation de l’esprit par lui-même. Cet immense corpus des enseignements vient prendre effet dans cette contemplation de l’esprit par lui-même. C’est de cette contemplation que dépend réellement la progression vers l’éveil. Cette progression se fait graduellement et dépend de deux choses : d’abord, de la qualité de la contemplation, qui doit être pure prise de conscience, et puis de la persévérance que l’on y apporte, car cette contemplation doit être appliquée petit à petit et de la manière la plus continue possible, ce qui permet une progression régulière et aisée vers l’éveil. Sans ces deux choses, d’abord une qualité de contemplation qui soit vraiment la contemplation dépourvue de phénomènes mentaux, et ensuite la persévérance ou mise en application régulière, on ne peut pas parler d’une véritable progression vers l’éveil.
On répète qu’au fur et à mesure que la méditation progresse et s’approfondit, on développe la sagesse, mais ce terme de « développer la sagesse » n’est peut-être pas très approprié, ni très heureux. En fait, on ne construit rien du tout et on ne développe rien. La suprême connaissance, que l’on appelle yeshé, ne s’acquiert ni ne se construit. C’est quelque chose qui est là de toute éternité ; c’est une qualité de l’esprit inhérente à la nature fondamentale de cet esprit, et tout ce que l’on fait au fur et à mesure que l’on va contemplant, c’est simplement prendre conscience de cette qualité ou la laisser apparaître. La contemplation dévoile, révèle cette qualité de suprême connaissance qui se trouve déjà complète et sans limites dans l’esprit. On fait les prosternations, on pratique le gourou yoga, l’offrande du mandala, des récitations de mantras, etc., et tout cela est extrêmement important et utile, parce que cela dissout des voiles qui recouvrent effectivement notre esprit, mais des voiles extérieurs, que l’on appelle les voiles ou impuretés karmiques. Si l’on s’arrête à ces pratiques sans entrer ensuite dans la contemplation de l’esprit par lui-même, on finit par s’enfermer dans une pratique purement émotionnelle. On pratique le gourou yoga d’une manière un peu exaltée, mais ce n’est pas le but recherché. Le but recherché est l’éveil ou l’illumination et celle-ci se fait au travers de la révélation de la suprême connaissance, qui est inhérente à la nature de l’esprit, dans la contemplation de la nature de cet esprit. Et cette contemplation doit se faire d’une manière continue. À chaque fois que je contemple, je m’imprègne de cette suprême connaissance qui augmente la puissance et la finesse de ma contemplation, qui, elle-même, va dissoudre encore un peu plus ce qui empêchait cette suprême connaissance de se faire jour. C’est un processus qui s’auto-entretient à condition que la contemplation soit continue.
Lorsqu’on s’établit dans cette contemplation de l’esprit ou, plus exactement lorsque l’esprit prend conscience de sa propre nature, notre perception du monde devient une perception pure. Si l’on développe de la compassion, il s’agit alors de la vraie compassion, pure et dépourvue de toute connotation sentimentale. Lorsqu’un être ordinaire développe de la compassion, il y a de la souffrance à l’intérieur – il souffre avec – alors que l’esprit conscient de sa nature développe une compassion dépourvue de toute connotation émotionnelle. De la même manière, si l’on possède la ferveur envers le Bouddha, il s’agit de la véritable ferveur, de la véritable aspiration, et non plus de ce que nous développons, qui est un mélange extrêmement émotionnel d’aspiration et d’amour. Il n’y a qu’au sein de cette prise de conscience de l’esprit par lui-même qu’il est possible de développer réellement l’amour et la compassion, ou réellement la ferveur.
Au sein de cette prise de conscience de l’esprit par lui-même, il est possible de développer une véritable foi en le Dharma et en les trois joyaux. Sinon, lorsque nous développons de la foi en le Dharma, cela peut très bien devenir du sectarisme.
Un bodhisattva est un être qui a réalisé la nature illusoire des phénomènes et qui est vraiment engagé dans cette voie. Il œuvre essentiellement par la puissance des souhaits. Toutes ses actions ont un aspect immédiat, pourrait-on dire. Par exemple, si un bodhisattva pratique la générosité et le don, il les pratique comme n’importe lequel d’entre nous peut le faire, mais il a en plus développé la force des souhaits. Cette force est un état d’esprit qui fait que la vertu qu’est le don et l’action qu’accomplit le bodhisattva vont avoir un résultat immédiat et visible. La résultante karmique qui sera alors développée ne s’arrêtera pas là ; elle continuera à augmenter, à se répandre, non pas au profit du bodhisattva qui n’a pas d’ego ou de moi, mais pour tous les êtres. À chaque fois qu’un bodhisattva accomplit un acte positif, le résultat bénéfique de cet acte ne s’arrête pas à la personne qui l’accomplit, mais se répand sur tous les êtres. Tel est le mode d’action d’un bodhisattva.