Extrait du Tendrel 12, Juillet 1987
L’ultime réalité, ce sont les quatre corps de l’éveil, les quatre corps de Bouddha, et les cinq suprêmes connaissances. Cette réalité apparaît aux disciples dont la vision est pure en tant que corps des qualités parfaites (sambhogakaya), qui n’est autre que le rayonnement propre au corps de vacuité (dharmakaya). Les êtres des mondes impurs ne peuvent percevoir cette réalité que sous la forme du corps d’émanation (nirmanakaya) ; il s’agit des émanations du Bouddha, qui se manifestent en quantité innombrable par le pouvoir des vœux et souhaits antérieurs.
Les Gyalwa Karmapa sont ces émanations, « les détenteurs de la couronne de ceux qui déploient l’activité de tous les bouddhas » (telle est la signification littérale du mot Karmapa). Dans la succession de ces incarnations, je suis le XVIe.
Je m’adresse à toutes les personnes sensées dans le monde qui ont emprunté une voie spirituelle qu’elle soit bouddhiste ou non, et à ceux qui ont déjà franchi les portes du Dharma du Bouddha dans les grandes nations occidentales : les Etats-Unis, le Canada, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Danemark, la Norvège, la Suède, la Finlande, l’Autriche, l’Italie, la Suisse, la Grèce, la Hollande, la Belgique, l’Espagne, etc.
Dans le monde entier, et particulièrement en Amérique du Nord et en Europe, les hommes et les femmes ont éprouvé dans le passé, endurent actuellement et continueront de perpétuer dans le futur des expériences de souffrance et d’insatisfaction dues aux conflits et rivalités de toutes sortes, parce qu’ils sont empoisonnés par les émotions du désir, de la haine, de l’ignorance, de l’orgueil et de la jalousie.
Le Dharma est le seul élixir capable de guérir les passions et leurs tourments. Le Dharma, et plus particulièrement le grand véhicule (mahayana), rassemble les enseignements des soutras ainsi que les enseignements profonds et ésotériques des tantras. Ces enseignements sont extrêmement précieux, car ils nous permettent d’obtenir, en une seule vie et un seul corps, l’état de Dorjé Chang (le bouddha primordial), c’est-à-dire l’insurpassable éveil. Ce sont des instructions clefs particulièrement profondes que le Bouddha (Shakyamuni) a données à ceux dont les voiles1 étaient très légers, qui avaient une bonne compréhension et peu d’orgueil spirituel ; ces êtres étaient d’une capacité supérieure, très mûrs par le corps, la parole et l’esprit, naturellement inclinés vers le Dharma et proches de l’éveil.
A leur suite, les grands accomplis (mahasiddhas) de l’Inde, sans tenir compte des dangers qui menaçaient leur vie et leur corps, rapportèrent ce trésor d’instructions extrêmement profondes des tantras (pères, mères et non-duels)2, depuis les terres pures d’Orgyen et les lieux secrets3 de Shambhala. Ils pratiquèrent ces instructions et réalisèrent en une seule vie l’union avec le bouddha primordial, l’état de Dorjé Tchang.
Ils montrèrent ces enseignements aux disciples qualifiés, et de nombreux hommes et femmes de divers pays parvinrent à la suprême réalisation, l’au-delà de la souffrance, de telle sorte que des contrées entières furent vidées (de toute souffrance). C’est ce que l’on trouve relaté dans l’histoire du bouddhisme.
Au Tibet, le Pays des Neiges, les enseignements des soutras et des tantras prirent un vaste essor grâce aux traducteurs qui étaient des émanations des bouddhas. Surmontant d’innombrables épreuves, ils se rendirent en Inde et offrirent toutes leurs richesses (de l’or et des joyaux difficilement gagnés) en requérant les précieuses doctrines des soutras et des tantras détenues et préservées jusqu’alors par les grands érudits (panditas) et les grands accomplis (siddhas) indiens. Ils traduisirent ces enseignements du sanscrit, avant de les introduire au Tibet où purent fleurir d’innombrables centres d’écoute, d’étude et de méditation.
Prenons l’exemple du grand saint kagyü qu’est Marpa le traducteur. Il effectua trois voyages en Inde, pendant lesquels il lui fallut surmonter d’innombrables difficultés et il passa les deux tiers de sa vie dans ce pays. Il se rendit auprès de nombreux maîtres indiens, érudits et saints et leur fit la requête de lui transmettre les préceptes et les instructions d’un océan de tantras profonds et secrets : les tantras pères, tel celui de Gupta Samadja, les tantras mères, tel celui de Maha Maya, et les tantras non-duels, tel le Kalachakra Tantra. Il obtint ces enseignements de très nombreux mahasiddhas érudits, dont Naropa et Maitripa. Il les pratiqua lui-même et réalisa en une vie le suprême éveil.
Il eut quatre disciples principaux, dressés comme « quatre grands piliers » supportant l’édifice d’un immense développement des enseignements écoutés, réfléchis et médités. A partir d’eux, et jusqu’à notre époque, « l’océan des siddhas de la lignée kagyü » ont, comme s’ils avaient voulu remplir le plus élevé des paradis divins, donné naissance à une lignée de maîtres innombrables ayant obtenu la stabilité en les deux phases de la méditation et atteint le niveau supérieur de la réalisation.
Le moment étant venu pour que s’exaucent les souhaits des grands bodhisattvas, on voit maintenant de nombreux êtres du monde entier, orientaux et occidentaux, surmonter tous les obstacles, culturels et autres, et venir écouter les enseignements auprès des lamas de la lignée, sans que personne ne les y ait poussés. Malgré les barrières du langage, ils assistent et prennent respectueusement part aux offices religieux aux côtés du sangha, remplis d’aspiration envers le Dharma.
Si l’on observe ces faits, on en déduit que ces êtres étaient prédestinés à la compréhension du grand véhicule et que leur contact avec le Dharma révèle ces tendances. C’est en pensant que toutes les causes et les facteurs favorables à l’implantation du Dharma dans ces pays se trouvaient réunies que j’ai, par deux fois, parcouru le monde, sans regarder à tous les dérangements que cela pouvait me causer.
Le « détenteur de la connaissance » (vidyadhara) Trungpa Rinpoché, Kunga Tcheu Gyamtso et Kalou Rinpoché, Rangjung Kunkyab, en implantant de nombreux centres du Dharma, donnèrent à celui-ci un grand essor. Trungpa Rinpoché, ayant suivi le chemin de la méthode et le chemin libérateur, est quelqu’un qui a obtenu les signes de la réalisation des deux phases de la méditation, et Kalou Rinpoché a obtenu la pleine stabilité de ces pratiques. Le Dharma s’est aussi développé grâce aux tülkus, émanations des détenteurs des enseignements kagyüs, transmis en lignée ininterrompue depuis le siddha Milarépa : Akong Rinpoché, Tülku Chimé et Lama Karma Thinlé Rinpoché, qui y ont consacré tous leurs moyens. Les fruits de tels efforts, on les voit dans chaque pays où le Dharma a crû et croît encore.
Afin que le Dharma s’épanouisse pour le bienfait de tous les êtres, j’ai établi à New-York, aux Etats-Unis, un centre appelé Karma Triyana Dharmachakra, où résident le khenpo et un tülku, mes représentants, et plusieurs lamas et moines. La tâche spécifique de ce centre est d’encourager le développement de toute activité liée au Dharma dans tous les centres kagyüs aux Etats-Unis et au Canada.
Pour l’Europe, j’ai établi Dhagpo Kagyu Ling, en France. Mon souhait est que soit édifié dans ce lieu un grand temple, où pourront être diffusés les enseignements kagyüs au plus grand nombre de personnes, et un centre de retraite, où ceux qui en ont le souhait pourront pratiquer les moyens profonds que sont les six yogas de Naropa et le profond chemin du grand symbole (Mahamudra). On a aussi fait le projet d’y construire une université (shedra) dans laquelle hommes et femmes pourront se consacrer à l’étude des enseignements.
C’est dans l’espoir que ceci se réalise que j’ai appelé ce lieu Dhagpo Kagyu Ling, « le jardin de la Transmission Orale de Gampopa » et que j’y ai laissé un des plus grands détenteurs de la lignée kagyü : Nénang Pawo Rinpoché, ainsi que mon représentant, Karma Jigmé Tséwang, le Khenpo Tsultrim Gyamtso, Lama Guendune Rinpoché et les moines qui les accompagnent. Leur tâche est de mener à bien la réalisation des projets ci-dessus et de faire se répandre les enseignements du Dharma.
Les autorités françaises ont eu la bienveillance de reconnaître la donation de la propriété et nous avons pu établir les papiers officiels la légalisant, afin que nous soyons ainsi à l’abri de tout problème dans le futur. Nous pensons que de ce lieu pourront rayonner la paix et le bonheur pour le temporaire et pour l’ultime et qu’ils pourront s’étendre à tous les pays ; c’est pourquoi, sur la base de la donation légalisée, nous avons décidé de commencer rapidement la construction du temple et du centre de retraite.
Vous tous en Europe, il est important que vous vous mettiez au service de cette cause avec votre corps, votre parole et votre esprit, afin que se développent les profonds enseignements kagyüs et que soit assurée la transmission de la totalité des instructions du grand saint (siddha) Milarépa. De mon côté, je forme le souhait que tout puisse excellemment se réaliser et que chacun en retire bien-être et bonheur pour cette vie et les suivantes ; je suis prêt à vous guider dans ce sens et à entreprendre tout ce qui sera nécessaire à la réussite de ce projet.
Cette lettre fut écrite à Drémodjong (Sikkim), au monastère-mère des kagyüpas, le siège de « l’Activité éveillée des paradis desquels on ne redescend pas » : Chié Droup Tcheu Khor Ling (le jardin du Cycle d’Enseignement et de Pratique du Dharma), le huitième jour de la sixième lune en l’année mâle placée sous le signe du cheval et de l’élément terre, c’est-à-dire le 13 août 1978.
Que s’accroissent toutes les vertus !
Lettre scellée du sceau des Karmapas
Notes
(1) Les trois voiles : le voile subtil de la connaissance, le voile des émotions perturbatrices et le voile de l’impact laissé en l’esprit par les actions nuisibles. [↑]
(2) Les tantras (pères, mères et non-duels) : ensemble des enseignements ésotériques du bouddhisme. Les premiers insistent sur l’aspect dynamique, masculin, de la réalisation : les moyens habiles, la grande félicité ; les deuxièmes sur l’aspect féminin qui sous-tend la réalisation, qui en est la matrice : la connaissance transcendante, la vacuité ; les derniers unissent ces deux aspects. [↑]
(3) Les lieux secrets : pendant les temps dégénérés où les vérités métaphysiques doivent être préservées, celles-ci sont conservées en des lieux secrets inaccessibles aux profanes. [↑]