Traité de la distinction entre la conscience (namshé) et la sagesse primordiale (yeshé) du troisième Karmapa Rangjung Dorjé.
Ce traité (skt. shastra) examine et établit la distinction entre la connaissance en mode distinctif, la conscience ordinaire et la sagesse primordiale des bouddhas. De façon générale, tous les phénomènes du samsara et du nirvana peuvent être résumés en trois catégories.
- Les objets inanimés substantiels
- Les objets inanimés non substantiels
- Les objets animés, la Connaissance ou esprit
Les deux premières catégories constituent le domaine des diverses sciences et ne nous concernent pas directement ici.
Nous n’étudierons que la troisième catégorie, la connaissance ou esprit. Cet esprit a deux aspects principaux.
- L’esprit sous l’emprise de l’illusion ; c’est la connaissance ou conscience imparfaite, partagée qui ne vient pas d’elle-même.
- L’esprit qui n’est plus troublé par l’illusion ; c’est la sagesse primordiale, immédiate et suprême, Ces deux aspects de l’esprit sont semblables à un visage, dont les aspects changent, bien qu’il reste semblable à lui- même : parfois courroucé, semblable à l’esprit sous l’emprise de l’illusion, parfois paisible, semblable à la sagesse primordiale.
Cette conscience sous l’emprise de l’illusion est l’origine du cycle des existences et des êtres, tandis que la sagesse primordiale ou connaissance immédiate est l’au-delà de la souffrance, le bouddha éveillé de l’illusion. Le but de ce traité est donc d’établir la distinction entre les deux possibilités de manifestation de l’esprit en éliminant les défauts de la conscience illusionnée et en faisant apparaître la sagesse primordiale, naturellement libre de toute illusion.
Ces deux aspects de l’esprit constituent les deux grandes parties de ce traité.
- La conscience ordinaire
- La conscience éveillée ou sagesse primordiale
I. La conscience ordinaire
- Explication de l’esprit comme source de l’illusion et de la non-illusion
- Exposé des apparences en tant que produits de l’esprit
- Exposé de l’esprit comme non né
- Exposé des huit consciences en tant que causes et conditions de l’illusion
1. Explication de l’esprit comme source de l’illusion et de la non-illusion
1.1. Les systèmes non bouddhistes
La question de l’origine du cycle de la souffrance, du bonheur et de l’indifférence de l’homme et du monde a donné lieu à de nombreuses réponses, qui constituent autant d’opinions et de systèmes philosophiques et religieux.
Tout d’abord, il y a ceux pour qui la question ne se pose même pas ou qui n’ont pas d’opinion sur leur existence. Parmi la multiplicité des systèmes qui ont proposé des réponses, nous allons nous intéresser particulièrement aux systèmes indiens dont nous étudierons les plus significatifs, à titre d’exemples ; ils semblent constituer les modèles que l’on trouve plus ou moins partout.
A. Le point de vue samkhya
À l’époque du Bouddha, l’Inde comptait 360 systèmes philosophiques, dont le plus puissant était sans doute le samkhya que nous allons étudier pour commencer.
Selon le point de vue samkhya, la cause première qui induit et harmonise le bonheur, la souffrance et l’indifférence du monde est le principe créateur (tib. tsowo) doué de cinq qualités : il est unique, animé, indivisible, capable de produire des émanations de lui-même et inobstrué. Ce principe créateur a la capacité de faire apparaître le monde de la manifestation qui est le fruit du déploiement de l’activité qui émane de lui-même. L’autre extrémité de la polarité est constituée par l’entité (tib. daq) qui a le pouvoir de jouir, d’expérimenter et de ressentir ce monde ainsi créé.
Cependant, le jeu de la manifestation émanée du principe créateur est trompeur ; il est le piège de l’illusion, dans lequel l’entité pensante (les êtres conditionnés) est enchaînée. Ainsi, les maîtres spirituels samkhyas utilisent les techniques de méditation, et notamment Shamata, afin de permettre à l’entité de se libérer de l’emprise de la confusion illusoire créée par le principe.
L’intellect est considéré comme un miroir à deux faces : plus l’adepte médite et coupe l’emprise des apparences illusoires, plus l’emprise du principe diminue. Selon les samkhyas le jeu illusoire perd son effet sur l’entité, le principe créateur résorbe en lui-même le déploiement de la manifestation et ainsi l’entité qui recouvrait tous les êtres n’est plus affectée par le jeu des productions illusoires et elle est ainsi libérée.
Selon le point de vue bouddhiste, cette approche philosophique samkhya comporte des lacunes et des interprétations qui ne peuvent être expliquées et que l’on doit attribuer à une foi aveugle, notamment l’acceptation d’un principe créateur de l’illusion, séparé de l’entité, ou l’indifférenciation d’une entité qui recouvrirait tous les êtres (la vie ?).
On pourrait en effet se demander ce qu’il advient lorsque l’entité se libère du jeu de la manifestation illusoire : cela veut-il dire que lorsqu’un être se libère, tous sont spontanément libérés ? Ou, au contraire, faut-il comprendre que tous les êtres doivent se libérer pour que l’entité soit libérée ? Cependant, bien que le système ne réponde pas à ces questions et que l’on doive le considérer comme une croyance superstitieuse, cette explication samkhya est, d’un certain point de vue, la plus intelligente et la plus proche du bouddhisme, car elle reconnaît que la souffrance est l’état de l’entité sous l’emprise du jeu des productions illusoires du principe (tsowo).
La méditation et l’ascèse sont donc les moyens dont dispose l’entité pour se libérer de la souffrance en faisant cesser l’emprise du jeu illusoire de la manifestation. En reconnaissant à l’entité la capacité et la liberté de se libérer de la souffrance, cette croyance samkhya, malgré ses lacunes, est la plus pertinente parmi les systèmes non bouddhistes. C’est la raison pour laquelle Kongtrul Rinpoché appelle cette école tirthika, c’est-à-dire ceux qui ont une marche en-dessous, ceux qui sont sur le seuil.
B. Le point de vue théiste
Le deuxième type de croyance que nous allons étudier est la croyance théiste en un dieu créateur, comme celle du culte d’Ishvara en Inde (Mahadeva – tib. wang tchoug).
Selon cette croyance, les états multiples de l’être dépendent de leur relation avec le dieu créateur : si le dieu créateur est satisfait, on renaîtra dans les états divins ou les états de libération ; si, au contraire, le dieu n’est pas satisfait, on est puni et envoyé dans les états d’existence infernaux. Mahadeva, le dieu créateur, est défini par huit caractéristiques.
- Il est unique et indivisible.
- II est permanent.
- Sa nature est mouvante.
- Il est dieu.
- Il est digne de respect.
- Il est pur, c’est-à-dire animé de bienveillance et de compassion pour les créatures.
- Il est créateur.
- II est indépendant et autonome.
Par ces huit caractéristiques, le dieu créateur Mahadeva est donc suprême et il est le créateur de toute la manifestation du monde phénoménal, En ce sens, la création dépend donc d’un facteur extérieur à elle-même et le créateur est extérieur à sa propre création.
Ce point de vue diffère des croyances jaïns, qui considèrent que le jeu de la manifestation n’est pas différent du Principe créateur : la création est émanée du créateur et il peut la manifester ou la résorber à loisir. La cause de la manifestation du monde phénoménal est inhérente à ce monde, créateur et création n’étant pas différents.
Ces deux approches ne sont pas fondées et constituent des croyances superstitieuses qui ne sont pas justifiables. L’argument principal que l’on peut opposer à la croyance théiste est de se demander qui a créé le créateur. D’autre part, il semble contradictoire d’affirmer que ce créateur est permanent et mouvant à la fois, car ces deux caractéristiques s’excluent mutuellement.
Enfin, par sa caractéristique de pureté, le créateur entretient avec les créatures une relation maternelle d’amour et de compassion. Comment imaginer alors qu’il puisse les envoyer dans les enfers ? Pour ce deuxième système du point de vue théiste indien, le culte de Mahadeva sert d’exemple, car cette approche se fonde sur une hypothèse encore moins justifiable et qui nécessite donc une plus grande croyance superstitieuse.
Nous avons étudié ici un des systèmes théistes indiens, le culte de Mahadeva, à titre d’exemple, car cette approche est identique dans tous les autres cultes indiens qui s’adressent à différentes divinités, telles que Vishnou ou Brahma. Il n’est donc pas nécessaire de les étudier tous et les arguments de réfutation sont valables et applicables à tous les cultes qui considèrent un dieu créateur extérieur à sa création.
En ce qui concerne la méditation et l’action, les jaïns pratiquent la méditation de shamata, le calme de l’esprit, et l’ascèse. Ils ne portent pas de vêtements, car se vêtir serait entrer dans le piège du principe créateur. Ils s’abstiennent aussi de boire et de manger, car l’attachement à la nourriture et à la boisson emprisonne dans les filets du tsowo .
Aussi, ils ne portent que des vêtements sales et rapiécés et ne se nourrissent que de nourritures médiocres. Les adeptes de Mahadeva et des autres cultes théistes pratiquent les crémations, les immolations et les sacrifices. Les techniques de méditation de ces croyances sont principalement des pratiques de visualisation de la divinité, ainsi que la pratique des différents yogas.
Quelles que soient les techniques de méditation employées, elles ne peuvent pas porter de fruits, puisqu’au départ elles se fondent sur un point de vue erroné. Ignorant que l’origine du cycle des existences et de la souffrance est la saisie de l’existence d’un soi, ces croyances attribuent l’origine du monde et des êtres à un principe créateur, un dieu extérieur, etc. et elles ne peuvent donc couper la racine des existences conditionnées et douloureuses.
– Remarques : les techniques de méditation du vajrayana unissent la phase du développement de la divinité et la phase d’achèvement, c’est-à-dire la création de la divinité visualisée et la résorption dans la vacuité d’existence propre. Pour ne pas tomber dans les méditations de type réaliste des écoles théistes, il est important de comprendre l’absence d’existence propre de la divinité. Afin d’éviter ce type d’erreur, il faut étayer sa pratique sur une compréhension parfaite de l’esprit d’éveil, tel qu’il est exposé par Shantideva dans le Bodhicharyavatara notamment, et par une compréhension de la vacuité d’existence propre des phénomènes selon le point de vue de la Prajnaparamita.
C. Les systèmes athées (nihilistes)
Le troisième système indien que nous allons étudier est le système qui, littéralement, rejette au loin et réfute toute origine du monde phénoménal. Le monde extérieur et les êtres qu’il contient, apparaissent spontanément et ne sont produits par aucune cause première.
Qui fait briller le soleil ? Qui fait couler l’eau ? Pourquoi les baies des arbres sont-elles rondes ? Qui a dessiné l’harmonie des couleurs des plumes du paon ? Etc. Ce n’est ni un créateur, ni un artiste, ni un magicien ; ces phénomènes apparaissent naturellement sans autre cause qu’eux-mêmes.
Il n’y a donc pas de vies antérieures, puisque personne n’a jamais vu les vies. Il n’y a pas non plus de vies antérieures, car le corps et l’esprit sont une seule et même entité : quand le corps périt, l’esprit périt avec lui. Puisqu’il n’y a pas de loi karmique qui lie entre eux les actes par une relation de cause à effet, il n’y a pas d’actes nuisibles ni de conséquences à redouter et il n’est pas besoin d’accumuler de l’activité bénéfique.
En un mot, le slogan de cette approche est : fais aujourd’hui même ce que bon te semble ! Cette approche est le fondement de certaines explications matérialistes de l’univers et constitue, dans l’ordre hiérarchique des réponses au problème de l’existence, le point de vue le plus bas et le plus primaire, car il permet de justifier des aberrations et des productions anarchiques de la loi universelle d’apparition des phénomènes.
En effet, s’il en était ainsi, comment pourrait-on être certain de récolter du blé lorsqu’on plante des grains de blé ? Pourquoi n’obtiendrait-on pas du riz ou du seigle ? Pourquoi les hommes ne donneraient-ils pas naissance à des animaux ? Les pierres et les eaux pourraient être animées, etc. On pourrait multiplier à l’infini les aberrations que serait susceptible d’entraîner l’acceptation d’un tel système.
D. Les croyances de la magie noire (bönpo)
Avant l’arrivée au Tibet du Khenpo Bodhisattva Shantarakshita, de Guru Rinpoché et du traducteur Tumisambotta, le pays était envahi par la tradition des bönpos, magiciens noirs pour qui le monde était créé par un créateur semblable à Mahadeva, qu’ils nommaient Gampo Tcha.
Cette croyance était encore prépondérante au Tibet avant le règne du roi du Dharma, Songtsen Gampo, et ne fut anéantie que par l’établissement définitif de la doctrine des bouddhas par Guru Rinpoché et les maîtres indiens.
Ces quatre modèles de croyances qui se développèrent en Inde et au Tibet sont des exemples-types des innombrables systèmes d’explication produits par l’humanité en réponse à la question de son existence. Après avoir survolé ces systèmes extérieurs, c’est-à-dire extérieurs à la vérité, à ce qui est, il nous faut maintenant étudier les différents courants de pensée qui se développèrent à l’intérieur même du bouddhisme (tib. nangpas, lit. intérieur).
1.2. Les systèmes bouddhistes
Tous les systèmes philosophiques bouddhistes reconnaissent unanimement les émotions perturbatrices comme la racine du cycle des existences et la pratique de la méditation comme le moyen de pacifier ces émotions perturbatrices. Sur cette base commune se sont développés quatre systèmes philosophiques qui conduisent à des niveaux de réalisation différents. Le premier système philosophique bouddhiste est une approche réaliste.
A. Les vaibhashikas
En effet, les vaibhashikas reconnaissent une existence réelle aux particules élémentaires et indivisibles qui sont les constituants de tout le monde phénoménal. Ce monde est un agrégat grossier qui n’existe qu’au niveau relatif, mais qui n’est pas réellement existant en lui-même ; seules les particules (atomes) sont réellement existantes selon cette approche, le monde des phénomènes n’a donc plus pour cause première un principe ou une divinité créatrice, mais les particules élémentaires qui, selon leurs caractéristiques et leur organisation, donnent naissance aux éléments, tels que le feu, l’eau, la terre, etc. et à la multiplicité des formes.
De même, pour les vaibhashikas, l’origine de la conscience et de l’esprit est le plus petit instant de conscience indivisible auquel ils reconnaissent une existence réelle : l’esprit n’étant finalement que la succession de ces instants primordiaux. L’esprit est donc lui aussi un phénomène grossier et relatif qui n’existe pas réellement. Seul, le moment unique de conscience, qui n’est connecté ni avec le passé ni avec le futur, est véritablement existant.
Par le contact entre la conscience et les objets extérieurs, tels que les formes, les odeurs, les sons, etc. l’esprit sous l’emprise de la saisie erronée d’un soi s’attache aux objets plaisants et rejette les objets déplaisants. Cette discrimination donne naissance au désir et à l’aversion et, par là, à toutes les émotions perturbatrices, qui sont la cause des états heureux, malheureux ou indifférents. Selon les écoles vaibhashikas, l’esprit a la capacité d’établir un contact direct avec les objets des sens et c’est cette possibilité de contact direct entre les objets et la conscience que vont réfuter les autres systèmes bouddhistes et particulièrement les sautrantikas.
B. Les sautrantikas (ceux qui suivent les soutras)
Comme les vaibhashikas, les sautrantikas reconnaissent aux particules élémentaires et aux moments indivisibles de la conscience une existence réelle, ainsi que la saisie erronée d’un soi comme la source des émotions.
Cependant, ils interprètent différemment le mode de perception des objets par la conscience : pour eux, il ne peut exister de contact direct entre des objets inanimés matériels et la conscience spirituelle, car ils sont de nature différente. Selon cette approche, l’esprit est semblable à un miroir sur lequel les objets des sens se reflètent.
Ce n’est donc plus l’objet qui est saisi par la conscience, mais l’image de l’objet. L’esprit qui est sous l’emprise de l’illusion du cycle des existences ne saisit que la réflexion des objets et surimpose à ces images l’attachement envers ce qui est plaisant et l’aversion envers ce qui ne l’est pas. C’est ce qui est appelé la confusion du cycle de l’existence.
Quant à la réalité propre de l’objet lui-même, elle est considérée comme cachée, car elle ne peut être appréhendée réellement par l’esprit.
C. L’approche de la méditation
Les vaibhashikas et sautrantikas pratiquent les techniques de la tranquillité de l’esprit (shamata) l’absorption du non-soi, afin d’éliminer le voile des émotions perturbatrices. Après quoi, ils entrent dans les états d’absorption pure des arhats.
Ils coupent ainsi le lien du samsara et atteignent la libération. Cependant, la faiblesse principale de ces systèmes est la conception de la réalité des objets matériels. Ceci implique en effet que lorsque tous les êtres sont libérés et atteignent l’état de bouddha, le monde matériel demeure tel qu’il est, comme un récipient vide et existant en soi.
Une telle conception semble erronée et c’est par cette saisie erronée de l’existence du monde phénoménal que les vaibhashikas et sautrantikas ne peuvent actualiser l’ultime état de bouddha. Ce voile de la connaissance qui recouvre la sagesse des bouddhas ne sera purifié que dans la voie des paramitas (mahayana). Il est à noter que ces conceptions réalistes sont assez proches de certains courants scientifiques occidentaux.
D. L’approche du mahayana
Nous venons de voir que les sautrantikas réfutent la possibilité d’un contact direct entre les objets solides et la conscience ; en ce sens, le système philosophique des sautrantikas est plus subtil que le point de vue vaibhashika. En suivant les deux approches philosophiques précédentes, la compréhension de la non-existence des phénomènes grossiers conduit à la réalisation de la non-existence des cinq agrégats qui sont le fondement de la saisie d’un soi.
Cette compréhension étayée par la méditation du non-soi permet d’éliminer toutes les émotions dues à la saisie d’un soi, ce qui aura pour fruit la libération du voilé des émotions. Les êtres, en atteignant l’état d’arhat, seront ainsi libérés du cycle des existences conditionnées. Cependant, dû à la saisie subtile de la réalité des particules élémentaires, ils ne pourront pas libérer la conscience du voile subtil de la connaissance et ne pourront atteindre l’éveil ultime de l’esprit des bouddhas, qui est l’actualisation de la telléité (dharmata) de la sagesse.
L’existence des particules élémentaires et des instants indivisibles de conscience fut enseignée par le Bouddha afin de guider vers la libération ceux qui ne peuvent reconnaître directement la vacuité des phénomènes et de l’esprit. Ces êtres, grâce à la méditation du non-soi dans les agrégats, pourront ainsi atteindre l’état d’arhat, qui est la libération du voile des émotions, et, progressivement, développer la sagesse primordiale par la libération du voile de la connaissance.
Cet enseignement est donc relatif et constitue les moyens habiles qu’utilisent les bouddhas pour mener les êtres à la réalisation. Cependant, selon le sens définitif de l’enseignement des bouddhas, la véritable cause du monde phénoménal et des êtres est l’esprit sous l’emprise de l’ignorance. La réalité n’est autre que l’auto-illusion de cet esprit qui se laisse prendre au jeu de ses propres productions, qui lui semblent apparaître à l’extérieur et qui, selon ses dispositions et ses tendances karmiques, projettent un champ d’expérience sensorielle particulier, humain, animal, infernal ou divin.
Contrairement aux systèmes que nous venons d’étudier, le monde phénoménal est ici le produit de l’esprit, car il ne peut être : 1. ni le produit de lui-même, 2. ni le produit d’une cause extérieure à lui-même, 3. ni le produit de la combinaison des deux, 4. ni le produit d’aucune cause.
- Pour que le monde phénoménal puisse être le produit de lui-même, il faudrait qu’il soit déjà existant, et il ne serait donc pas nécessaire qu’il soit produit de nouveau.
- II ne peut être le produit d’une cause extérieure à lui-même, car si lui-même (a) n’existe pas, un autre extérieur (b) ne peut apparaître. Pour qu’un autre soit possible, il faut qu’un soi existe. Ainsi, si le monde n’existe pas en lui-même, comment une cause autre, extérieure à lui, peut-elle exister ? Par exemple, comment est-ce qu’un toi peut exister sans l’existence d’un moi ? Si, comme nous l’avons vu, un moi n’existe pas réellement, un toi qui lui est relatif ne peut donc être réellement existant.
- Le monde ne peut être à la fois le produit de lui-même et d’autre chose, car, chacune des possibilités ayant été réfutée individuellement, leur somme est par là même réfutée.
- Enfin, il ne peut apparaître sans cause, car ceci va à l’encontre de notre expérience directe des phénomènes. De même qu’un enfant ne peut apparaître sans qu’il y ait des parents, que du blé ne peut apparaître sans une graine de blé, etc., aucun phénomène ne peut apparaître sans qu’il soit produit par une cause connue, ce que nous pouvons vérifier directement par l’expérience. S’il n’y a pas d’esprit, l’esprit ne peut pas naître et, ainsi, le seul mode de production que l’on puisse accepter est le rapport interdépendant d’éléments qui, combinés, forment un tout. Par exemple : qu’est-ce qu’une maison ? C’est la somme des murs, des piliers, des portes, du toit, etc.
Ces éléments (les murs, les portes etc.) sont eux-mêmes la somme de parties mises ensemble et forment une entité que l’on appelle mur ou porte . De même, tous les phénomènes sont composés d’éléments interdépendants qui sont la base des uns des autres. En ce sens, on peut dire que tous tes composés ne sont pas réellement existants, étant la somme de parties qui, elles-mêmes, sont la somme d’autres parties, etc.
En ce sens, la maison n’est pas vraie ou réellement existante. La continuité de l’esprit n’est pas non plus réellement existante : on recouvre du concept esprit la combinaison de moments de conscience qui sont tous dépendants les uns des autres, ainsi que d’un passé, d’un présent et d’un futur. De même, l’agrégat du corps n’est réellement existant, car le corps n’est que le nom donné à la somme des membres, du tronc, des organes, etc.
C’est pourquoi, puisque tous les phénomènes sont composés de parties interdépendantes, on peut conclure qu’ils ne sont pas réels selon la vérité absolue. Cependant, au niveau de la vérité relative tous ces phénomènes sont réels ou, plus exactement, ils ont un certain niveau de réalité. Par exemple, la maison dans laquelle nous sommes est vraie relativement, mais elle n’est pas réelle selon un mode d’existence propre. Ainsi, au niveau de la vérité des apparences relatives, les choses sont vraies ; mais, au niveau de la vérité absolue elles ne sont pas véritablement existantes. C’est la raison pour laquelle on définit deux niveaux d’existence ou de vérité d’un phénomène : la vérité relative des apparences et la vérité ultime de l’existence propre.
E. Relation entre la vérité relative et la vérité ultime des phénomènes
Si ces deux vérités étaient une seule et même chose, cela impliquerait nécessairement qu’en voyant l’une on verrait l’autre en même temps. Ceci n’est manifestement pas le cas : on perçoit la vérité des apparences relatives, mais la vérité ultime échappe à notre appréhension directe immédiate. Si elles ne sont pas une seule et même chose, alors sont-elles différentes ?
Pour qu’elles soient différentes, il faudrait alors admettre que chacune d’elles existe indépendamment de l’autre, c’est-à-dire que chacune soit réellement existante. Si l’on observe la vérité relative des apparences à la lumière de la vérité ultime, on constate que la vérité relative n’existe pas en elle-même et que sa telléité, sa vraie nature, n’est autre que la vérité ultime. Étant dépendantes l’une de l’autre, ces deux vérités ne sont donc pas différentes. On ne peut pas non plus affirmer que les phénomènes sont faux, car les deux vérités ne sont pas fausses et, sur le plan relatif, les apparences sont réelles. Ce n’est que du point de vue ultime qu’elles ne sont pas réelles.
On ne peut pas affirmer que les phénomènes sont vrais, car cela impliquerait que leurs deux niveaux d’existence soient vrais, ce qui n’est pas le cas, puisque, du point de vue de la vérité ultime, les phénomènes ne sont pas réellement existants. Ainsi en dernière analyse, la seule affirmation possible concernant la vérité des phénomènes est de dire qu’ils sont semblables à des apparitions magiques ou à des réflexions dans un miroir.
Par exemple, le tigre que fait apparaître le magicien n’est pas inexistant, puisqu’il apparaît et qu’on peut le voir ; mais il n’est pas non plus existant, car il est dénué d’existence propre : il n’est qu’une création du magicien. De même, l’image qui apparaît dans le miroir n’est pas vraie, car elle n’est pas réellement existante ; mais elle n’est pas fausse, car elle apparaît. Tous les dharmas sont semblables à ces images ou à ces créations illusoires : bien qu’ils apparaissent et qu’ils soient saisis par l’esprit, ils sont cependant dénués d’existence propre.
- Cette connaissance de la nature des phénomènes peut être le fruit d’une analyse logique et de déductions, comme celles qui nous permettent de constater que nous sommes malades ou fatigués grâce à l’image de nous-mêmes que nous renvoie le miroir, ou encore par l’inférence qui nous permet de déduire la présence d’un feu à la vue de la fumée. Cependant, ce mode de connaissance indirecte est inférieur.
- En effet, à la déduction logique on peut opposer un autre mode de connaissance, qui est l’expérience intuitive directe et immédiate née de la pratique de la méditation. Cette connaissance seule est définitive, véritable et ultime. Temporairement, il faut se servir du mode de connaissance indirecte et de l’argumentation logique, afin de comprendre comment les êtres et les phénomènes sont produits par l’esprit lui-même.
Cependant, cette connaissance reste sur le mode intellectuel : ce n’est que par l’expérience directe et individuelle de la méditation qu’elle sera définitivement vécue et réalisée . Cette expérience ne peut être transmise ni acquise par quelque moyen que ce soit et ne dépend donc que de l’énergie et de la diligence du méditant. C’est à chacun qu’il appartient de libérer son esprit de l’emprise de l’ignorance, par cette expérience immédiate, non conceptuelle et immuable que nous décrivent tous les sages de toutes les époques.
2. Exposé des apparences en tant que produits de l’esprit
Ayant montré que le monde phénoménal ne peut être que le produit de l’esprit, on peut se poser la question : « comment les phénomènes sont-ils produits par l’esprit ? » Il existe six sortes de consciences sensorielles et mentales qui saisissent les formes, les sons, les goûts, les odeurs, les contacts et les objets mentaux. Pour que ces objets des sens puissent être perçus par l’esprit, il faut nécessairement qu’ils soient de même nature, sinon il ne pourrait y avoir de contact entre eux, un peu comme nous l’avons vu dans le système sautrantika.
Ainsi, lorsque le contact s’établit entre les objets des sens et les six consciences, les objets plaisants sont attirés, les objets déplaisants sont rejetés et les objets indifférents sont laissés dans l’indifférence. Mais, pour que ce contact puisse se produire, il faut que les objets et la conscience soient de même nature ou que leurs origines soient dépendantes l’une de l’autre, comme la fumée est dépendante de la présence du feu.
On peut envisager deux possibilités : soit l’apparition de l’objet dépend de la conscience, soit l’apparition de la conscience dépend de la présence de l’objet. Mais, quoi qu’il en soit, il est nécessaire qu’il y ait une relation ou un contact entre eux. Essayons par l’analyse et l’observation d’établir cette relation. Prenons un exemple : si la forme composée de particules existait réellement, comment l’esprit, qui est non composé et qui n’a pas d’existence substantielle, pourrait-il appréhender cette forme ?
Comment des objets substantiels pourraient-ils provenir de quelque chose de non substantiel ? De même, comment le spirituel pourrait-il apparaître de quelque chose de substantiel ? Le substantiel ne peut pas apparaître du non substantiel, pas plus que le non substantiel ne peut être produit par le substantiel, car il n’y a pas entre eux de relation ou de base d’apparition. Si la forme est réellement existante matériellement, on ne peut trouver aucune relation entre la forme et l’esprit, et on ne peut établir de relation de cause et d’effet reliant l’un à l’autre et indiquant qu’ils sont dépendants. Cependant, s’il n’y a pas de relation entre eux, comment l’esprit peut-il percevoir la forme ?
La seule réponse possible est que les objets eux-mêmes sont de nature mentale, exactement comme les apparences oniriques : le tigre qui apparaît en rêve n’est pas un vrai tigre, c’est un tigre de nature mentale, et c’est la raison pour laquelle la conscience peut le concevoir.
De même, c’est parce que toutes les apparences sont de nature mentale qu’elles peuvent être perçues par l’esprit. Comme nous l’avons vu dans les approches précédentes, les phénomènes grossiers sont des composés relatifs de particules indivisibles réellement existantes.
Ainsi, pour pouvoir affirmer que ces phénomènes sont de nature mentale, il nous reste donc à prouver que ces particules élémentaires, telles qu’elles sont conçues par les vaibhashikas et les sautrantikas, ne sont pas réellement existantes. Lorsque l’on parle d’une particule élémentaire indivisible, cela signifie qu’elle ne peut pas être partagée en deux. Si elle ne peut pas être partagée en deux, c’est qu’elle n’a pas de face ou de côté sur lequel on puisse lui accoler une deuxième particule identique, ce qui implique qu’elles se recouvrent et qu’elles sont confondues.
Par contre, s’il y a une face ou un côté sur lequel on peut accoler une autre particule, c’est que la première particule possède un côté droit et un côté gauche, un haut et un bas, etc. qui sont autant de nouveaux éléments que l’on pourrait séparer les uns des autres. Ainsi, la particule indivisible au départ n’est plus indivisible, puisque l’on peut lui trouver un élément plus petit. Au contraire, dans le premier cas, c’est-à-dire s’il n’y a pas de côté pour accoler deux particules, elles se confondent et on ne peut jamais obtenir un composé matériel.
Ce raisonnement logique et simple nous permet de conclure qu’il n’existe pas de particules indivisibles constituantes de tous les phénomènes, et si ces phénomènes ne sont pas produits par la matière, le seul niveau d’existence que l’on puisse leur attribuer est une nature mentale : au niveau relatif, ils apparaissent comme matériels à l’esprit sous l’emprise de l’illusion ; mais au niveau ultime, puisque les particules qui les composent ne sont pas réellement existantes, ils ne sont que des apparences mentales. On pourrait illustrer ce raisonnement par le rêve d’un château de sable : le château de sable peut apparaître au rêveur comme un agrégat de grains de sable indivisibles et vrais.
Cependant, en réalité, même les grains de sable sont illusoires, puisqu’ils n’ont d’autre réalité que d’être des productions oniriques. Ils ne sont autres que des images mentales qui se manifestent à la conscience. Ayant montré que la forme n’est pas réellement existante, mais qu’elle n’est que le produit de l’esprit sous l’emprise des apparences illusoires, en poursuivant ce même raisonnement, on pourrait montrer qu’il en va de même pour les objets des quatre autres facultés des sens : les sons, les odeurs, les goûts et les objets du toucher. Ils ne sont pas réellement existants, ils sont de nature mentale.
Enfin, les objets de la conscience du mental, c’est-à-dire la dénomination des objets par des concepts et des noms ou leur inclusion comme sujets de jugement, tels que « un verre » ou « ceci est un verre », etc., ne sont pas réellement existants, sinon il faudrait admettre que lorsqu’un chien voit un verre, il se dit : « tiens, c’est un verre ! »
En fait, il n’en est rien. Le chien le perçoit sûrement différemment de nous et en tous cas il lui donne un autre nom ! Ainsi, les objets mentaux sont des objets que l’esprit distingue et sépare d’autres objets différents et auxquels il superpose un concept ou un nom. Ces objets mentaux et les concepts eux-mêmes ne sont pas réellement existants et ne sont autres que des fabrications du mental que l’esprit va attirer s’ils sont désirables et rejeter s’ils sont déplaisants. Ce jugement que l’on porte sur l’objet qui apparaît à la conscience qui saisit la forme, tel que « j’aime » ou « je n’aime pas », ne peut être inhérent à l’objet lui-même, mais est une production de l’esprit.
Par exemple, pour un tigre mâle, une tigresse représente un objet plaisant, mais il est difficile d’imaginer un homme se dire : « ce tigre est plaisant » ou « celui-ci est déplaisant ». Au contraire, si l’objet était réellement existant, c’est-à-dire indépendant, il serait pour le tigre et pour l’homme déplaisant ou désirable identiquement, II est donc clair que ces jugements ne sont pas produits par les objets eux-mêmes, mais par l’esprit des êtres qui les conçoivent. Ceci conclut l’exposé des phénomènes en tant que productions de l’esprit.
3. Exposé de l’esprit comme non-né
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, s’il n’y a pas de moi, il ne peut y avoir un autre, s’il n’y a pas de gauche, il n’y a pas de droite, s’il n’y a pas de bon, il ne peut y avoir de mauvais, etc. De même, si les objets de connaissance, les phénomènes extérieurs tels que la forme, etc., ne sont pas réellement existants, la connaissance, c’est-à-dire l’esprit qui les saisit, ne peut être réellement existante.
Ceci est valable pour la conscience en général, mais aussi pour chacune des consciences sensorielles particulières. Si le son n’est pas constitué, la conscience de l’ouïe n’est pas constituée ; si l’odeur n’existe pas, la conscience olfactive n’existe pas ; s’il n’y a pas de forme, il ne peut y avoir de conscience visuelle. Ainsi, ayant réfuté l’existence réelle des cinq objets des sens, on réfute par-là même l’existence réelle des cinq consciences qui saisissent la forme, le son, le goût, l’odeur, etc.
Il en va de même pour les jugements portés sur les objets et pour l’esprit qui attire ce qui est plaisant et rejette ce qui est déplaisant. Ainsi, puisque ces objets ne sont pas réellement existants, la conscience du mental n’est pas non plus réellement existante au niveau de la vérité ultime, et les objets mentaux sont eux-mêmes dénués d’existence propre, comme nous venons de le montrer.
On peut donc conclure que tous les objets extérieurs, tels que les formes, sons, etc., sont des projections ou des fabrications de l’esprit qui les saisit. Ils sont dénués d’existence propre au niveau de la vérité absolue et au niveau de la vérité relative, leur mode d’existence est la génération interdépendante, c’est-à-dire que leur production est le résultat d’éléments dépendants les uns des autres.
N’étant ni le produit d’eux-mêmes ou de quelque chose d’extérieur, ni spontanés, ils ne sont autres que l’esprit lui-même et, en ce sens, l’esprit seul est la cause de tout, exactement comme les images oniriques ne sont que des fabrications du mental et sont dénuées de toute essence propre. Cependant, l’esprit lui-même, source de toutes les manifestations illusoires du samsara et du nirvana, est dénué de toute existence propre (différence entre chittamatra et madhyamika).
4. Exposé des huit consciences en tant que causes et conditions de l’illusion
Ce que l’on appelle en général l’esprit recouvre en fait huit consciences (tib. namshé = nam par shépa : connaissance partielle en mode distinctif) différentes, c’est-à-dire des consciences partielles qui saisissent certains aspects (nam), par opposition à une conscience globale et totale de la réalité des choses. La première de ces consciences est l’alaya (alayavijnana : conscience de base – tib. kunji namshé) que l’on peut traduire par « la conscience qui est à la base de tout ».
Elle est la source ou la base des sept autres consciences ; bien qu’elles soient identiques en essence à cette conscience de base, ces sept consciences en sont des aspects particuliers correspondant à des fonctions particulières. Les huit consciences sont :
- les cinq consciences sensorielles : vue, odorat, ouïe, goût, toucher,
- la conscience du mental (tib. yid gyi namshé),
- le mental (tib. nyam mong paï yid),
qui sont produites par la conscience de base.
Traditionnellement, la conscience de base est comparée à un océan et les sept consciences aux vagues qui en agitent la surface. En essence, l’océan et les vagues ne sont pas différents, mais en apparence ils sont distincts.
Ainsi, bien qu’en essence ces consciences soient indifférenciées de l’alaya, elles sont cependant distinctes, car elles sont produites par des conditions objectales particulières : la conscience qui est produite par les objets formels est la conscience visuelle, celle qui est produite par les sons est la conscience auditive, etc., et la conscience qui est produite par la discrimination des objets mentaux est la conscience du mental.
Ainsi, à chaque type d’objet formel, auditif, tactile, etc., correspond une conscience qui le saisit, formelle, auditive, etc. L’existence particulière de chaque conscience est conditionnée par un agent ou condition opérante. Ce sont les six facultés sensorielles. Par exemple, l’œil n’est pas la conscience de la vue, mais il est la condition qui permettra aux objets formels d’apparaître à la conscience visuelle. Il en est donc la base ou le support, que techniquement l’on nomme la faculté de l’œil. Si la faculté de l’œil est détruite ou altérée, il en résulte que la conscience sera altérée ou détruite ; c’est pourquoi on l’appelle l’agent (dag kyen wang po) de la conscience visuelle.
Il en est ainsi pour toutes les autres consciences sensorielles, mais le processus est légèrement différent pour la conscience du mental, car elle n’a pas d’objet extérieur ni de faculté proprement dite. Comme nous l’avons vu plus haut, les objets de la conscience du mental sont les objets mentaux. Les six consciences sensorielles et mentale émergent de l’alaya et y disparaissent comme les vagues dans l’océan. Cependant, pour que cette émergence puisse se produire, il faut une possibilité, un espace, où ce mouvement puisse prendre place.
C’est grâce à l’espace qui sépare les molécules d’eau et que l’on nomme sa fluidité, que les vagues peuvent apparaître et disparaître à la surface de l’océan. Cependant, en ce qui concerne l’esprit, il ne s’agit pas d’un espace vide comme le ciel, mais de vacuité d’existence propre qui est la nature même de l’esprit. Cette faculté du mental, qui est la qualité même de l’esprit, se situe entre l’alaya et les cinq consciences sensorielles. Sans cet espace, les six consciences n’auraient pas de possibilité d’apparaître ; il est donc l’agent ou le support de la conscience du mental.
Ainsi, les six consciences sensorielles se résorbent dans l’alaya et l’instant de conscience de cette résorption est appelé la faculté du mental, qui est différente de l’alaya, que l’on nomme l’immédiateté du mental. Cependant, ces six objets et ces six facultés sont dénués d’essence propre et ne sont autres que des productions de l’esprit, car leur façon d’apparaître est dépendante et, comme nous l’avons vu, seul ce qui est indépendant est réellement existant.
Ils sont donc produits par l’esprit depuis les temps sans commencement sous l’emprise de l’ignorance, c’est-à-dire qu’ils sont dus à la maturation des tendances fondamentales qui sont véhiculées par l’alaya. Ces tendances fondamentales sont extrêmement variées, ce qui justifie la variété des apparences qui jaillissent à l’esprit. C’est sous l’emprise de ces tendances fondamentales qui sont véhiculées dans l’alaya, qu’apparaissent les consciences sensorielles spécifiques du genre humain, qui en constituent en quelque sorte la caractéristique essentielle.
Au contraire, par la maturité d’autres tendances apparaîtra le corps animal avec l’expérience sensorielle spécifique du monde animal, etc. Pour quelle raison peut-on affirmer que les objets et les facultés sont le produit de l’esprit ? Si l’on prend par exemple la perception de la forme par la conscience visuelle, cette conscience visuelle perçoit effectivement la forme, mais elle n’analyse pas, ne discrimine pas entre les perceptions qu’elle reçoit, comme « c’est bleu, c’est rouge, c’est beau, » etc. Ceci est le domaine de la conscience du mental, qui recouvre en particulier les perceptions et les facteurs mentaux . On constate ainsi que tout est produit par cette conscience du mental.
4.1. Immédiateté du mental et mental perturbé
L’esprit, qui est de nature unique, se manifeste sous deux aspects différents :
- le mental immédiat,
- le mental perturbé.
Ces deux aspects de l’esprit correspondent à deux fonctions différentes. L’immédiateté de l’esprit est la faculté du mental. C’est le lieu de la connaissance d’un objet mental par la conscience du mental, par opposition aux cinq autres facultés des sens qui ont une base matérielle ou organique, telles que l’œil, le nez, etc.
Cet esprit est, comme nous l’avons vu plus haut, l’agent qui conditionne l’apparition et la disparition dans l’alaya d’un objet mental. Ainsi donc, l’esprit immédiat préside à tous les actes de perception des six consciences : ces actes de perception et de connaissance apparaissent sans interruption de l’esprit en des séries d’impressions, de sensations et d’images se succédant continuellement.
Cette immédiateté est l’instant ou la faculté qui fait apparaître et disparaître les perceptions qui résident dans cette immédiateté de l’esprit. Cependant, cette immédiateté de l’esprit ne peut être comprise clairement par le raisonnement et la déduction, mais elle s’élève par l’expérience directe à l’esprit du méditant qui observe la nature de l’esprit grâce aux techniques de pacification et d’attention (shiné) et aux techniques de la vision profonde (lhaktong).
Bien que la conscience du mental ne puisse être divisée, on peut cependant observer la façon dont elle saisit ou s’attache. Par exemple, parmi les différentes émotions perturbatrices qui surgissent de l’alaya, la première, qui est la source des autres, est la saisie d’un soi, la pensée « c’est moi » ou encore « je suis supérieur à autrui », etc.
Par l’analyse, on ne peut trouver en l’alaya aucune entité qui puisse être saisie comme un moi réellement existant, mais, ignorant la non-existence du moi, on saisit un moi qui sera la source de toutes les émotions perturbatrices. Ainsi, le mental constitue cette tendance névrotique de l’esprit qui est perturbé par son identification à un moi. Le mot sanskrit klesha, que l’on rend ici par perturbé, recouvre les idées de voilé, confus, obscurci par l’ignorance, dans le sens d’une qualité négative de l’esprit qui nuit à sa nature, par les ténèbres de sa propre ignorance.
Par ce jeu de l’identification à l’alaya comme à un moi, apparaît l’attachement à ce moi et l’aversion envers ce qui le met en danger : l’autre, bien qu’en vérité, si on cherche où peut être ce moi, on ne trouvera aucune base ni aucun support de son existence. Ce mental perturbé par sa propre ignorance va ensuite s’identifier aux cinq skandas en disant : « mon corps » ou « mon corps, c’est moi. »
Par l’analyse on peut se demander si effectivement le moi est dans les skandas ou non et, ne pouvant trouver aucune entité réelle qui réponde totalement à l’appellation moi, on détruit ainsi cette identification. Cela s’appelle techniquement le point de vue qui détruit l’identification et la conception erronée d’un moi dans les skandas par la logique et l’analyse.
4.2. La conscience base de tout (skt. alayavijnana)
L’alaya est le support de l’apparition de toutes les autres consciences et de toutes les manifestations du monde phénoménal, ainsi que des êtres qui y sont contenus. C’est sur la base de l’alaya que les six consciences sensorielles accumulent les actes karmiques dont le potentiel sera saisi et retenu dans l’alaya.
C’est de l’alaya que ces karmas parviendront à maturité et se manifesteront dans le futur. En ce sens, on définit l’alaya comme ce qui saisit ou détient toutes les graines (karmiques). Puisque tous les karmas positifs apparaissent de l’alaya, celle-ci n’est elle-même ni positive ni négative, mais elle est neutre. Le karma est comparé analogiquement à la pluie et les six consciences à l’eau de la pluie qui va s’écouler en rivières jusqu’à l’océan dans lequel elles se jettent. Sous l’effet de la chaleur, l’eau de l’océan va à son tour s’évaporer, formant ainsi des nuages de pluie, etc., en un cycle continu et sans fin.
De même, la pluie du karma accumulée par les six consciences va couler et se jeter dans l’océan de l’alaya. Puis, dans l’alaya, vont mûrir les tendances fondamentales dues aux actions karmiques ; celles-ci vont à leur tour s’évaporer de l’alaya et donner naissance à une nouvelle pluie karmique. Ainsi, toutes les apparences se manifestent sous l’effet du karma véhiculé par la conscience de base qui demeure en l’alaya sous la forme de tendances fondamentales qui, activées, donnent naissance à de nouveaux karmas, etc.
Par exemple, l’existence humaine est due à l’alaya qui produit un champ d’expérience des sens sous l’emprise de la confusion. Lorsque ce champ disparaît par la résorption progressive des six consciences dans l’alaya, c’est-à-dire au moment de la mort, l’alaya créera et expérimentera un nouveau champ d’expérience qu’on nomme le bardo, ou état intermédiaire d’existence mentale jusqu’à ce que les tendances fondamentales la dirigent vers tel ou tel mode d’existence, humain, animal, infernal ou divin.
On peut dire que l’alaya quitte cette existence humaine. De même, lorsque l’existence du bardo se transforme de nouveau en existence humaine, l’alaya quitte l’existence du bardo et prend l’existence humaine. C’est pourquoi on appelle l’alaya la conscience qui prend et qui donne les existences.
Cependant, même cette alaya n’est pas réellement existante, car elle n’existe qu’en relation dépendante avec les sept autres consciences qui sont les facettes de l’illusion ; tant qu’il y a les sept consciences, il y a l’alaya ; mais, lorsqu’on se détourne de l’illusion, les sept consciences se résorbent et l’alaya n’existe plus. Étant donc dépendante de conditions, cette conscience est dénuée d’existence propre et on peut la nommer la conscience conditionnée.
Il est très important de bien comprendre ceci, car c’est là la différence essentielle entre les écoles bouddhistes et les jaïns par exemple, qui reconnaissent l’existence de la base d’un soi. Si donc l’alaya était existante, elle serait le support du soi. En fait, elle n’est pas réellement existante, car son apparition dépend des sept autres consciences et rien de ce qui est conditionné et dépendant ne peut être réellement existant.
Ceci est la seule différence entre les systèmes bouddhistes et les systèmes jaïns, mais elle est importante et on comprend que la différenciation de ces systèmes n’est ni arbitraire ni fictive, mais bien fondée sur une divergence fondamentale du point de vue philosophique. Ceci termine le premier chapitre, l’exposé de la conscience partielle et illusoire.
II. La conscience éveillée ou sagesse primordiale
À la conscience de base et aux sept autres consciences qui sont les aspects impurs de l’esprit, correspondent cinq sagesses qui sont le fruit de la transformation et de la libération de la conscience. L’actualisation de ces cinq sagesses est appelée l’état de bouddha, qui se manifeste en quatre kayas et qui est le fruit de la voie des moyens. Celle-ci conduit le pratiquant de l’état de conscience ordinaire et grossier sous l’emprise des apparences illusoires à la pureté originelle, la sagesse totale et immédiate, par cinq chemins successifs.
1. Le chemin de l’accumulation
Afin de purifier les tendances fondamentales négatives accumulées par les sept consciences sous l’emprise des émotions perturbatrices, la première phase consiste à accumuler des actes positifs dont la puissance détruira les tendances négatives comme le feu consume le combustible. Le chemin de l’accumulation peut donc être caractérisé par l’utilisation du pouvoir de l’antidote : protéger la vie est l’antidote à la tendance de tuer, la générosité est l’antidote du vol, etc.
Le pouvoir de l’antidote permet progressivement de purifier les voiles de l’esprit qui sont la source des naissances dans des états insatisfaisants et douloureux. Ainsi, cette existence dont la nature même est de produire la souffrance est le résultat de l’accumulation d’activité négative du passé, et ce n’est qu’en détruisant la cause de ces existences par la pratique de l’antidote que l’on peut actualiser la transformation de cette existence conditionnée en le champ de connaissance des bouddhas.
Cependant, pour pouvoir expérimenter la vision de la sagesse des bouddhas, il nous faut allier la pratique de l’activité bénéfique aux méditations de l’attention et du calme de l’esprit (shamata) . En effet, notre esprit subit sans cesse l’influence du monde extérieur, passant d’états d’agitation intense à des états de torpeur et d’hébétude que nous ne pouvons pas contrôler.
La première approche de la méditation sera donc de pacifier cet esprit et de le garder en sa nature propre, lucide et clair. Puis, lorsque l’esprit est devenu calme et limpide, le pratiquant s’applique aux techniques de la vision pénétrante (vipashyana), qui sont les moyens de reconnaître l’essence pure de la conscience de base, la sagesse primordiale des bouddhas.
2. Le chemin de l’application
Lorsque le méditant, ayant accumulé l’activité bénéfique nécessaire, s’applique à la vision directe de la sagesse, il traverse certaines expériences qui constituent le chemin de l’application, durant lequel s’effectue progressivement la purification du voile des émotions grossières. Ces expériences, qui sont au nombre de quatre, sont nommées et expliquées par des analogies.
2.1. La chaleur
La chaleur dont il est question ici est une analogie concernant la proximité du feu et n’a rien à voir avec les expériences de la chaleur intérieure de la Kundalini des Hindous. Lorsque l’on s’approche d’un feu ou d’une source de chaleur, la première expérience sensible qui en indique la présence est la chaleur : elle est donc le signe de la proximité du feu, De même, par la pratique de vipashyana, le méditant va faire une expérience qui sera le signe de la progression de sa méditation et de la proximité de la vision immédiate.
Il faut se garder de confondre ce type d’expérience profonde avec diverses sensations, imaginations, qui ne sont que des distractions projetées par l’esprit, Afin d’éviter ce genre de pièges, il est nécessaire d’étayer la pratique de la vision pénétrante sur de solides bases de l’attention (shamata).
2.2. Le sommet
Lorsque cette première expérience se stabilise, c’est ce qu’on nomme le sommet ou le meilleur. Fondée sur la pratique intense du samadhi, cette deuxième expérience remplit l’esprit du méditant de joie. Par l’expérience intérieure directe des bienfaits de l’enseignement des bouddhas, tous les doutes sont instantanément anéantis, notamment ceux qui ont trait à l’efficacité de la voie de la méditation et à la possibilité réelle d’atteindre l’état de bouddha.
2.3. L’endurance
Chez les êtres ordinaires, les émotions perturbatrices et les voiles karmiques sont toujours plus puissants que l’activité bénéfique et la vertu. À ce niveau de la méditation, il y a un renversement, et l’activité bénéfique devient prédominante, tandis que les voiles diminuent de plus en plus par le pouvoir de l’absorption méditative.
Les portes des existences inférieures sont ainsi fermées et, bien que les causes karmiques soient innombrables, elles sont détruites par la puissance même de l’activité bénéfique. Cette puissance permet d’endurer, de prendre sur soi la puissance du karma négatif accumulé depuis les temps sans commencement et de l’empêcher de mûrir.
2.4. Le suprême Dharma (phénomène ou chose)
Le suprême Dharma est la porte de la vision immédiate de la sagesse ultime. Toutes les expériences antérieures constituent la sagesse mondaine et cette dernière expérience est le point culminant de toutes les voies mondaines, le point suprême.
3. Le chemin de la vision
Au terme de ces quatre expériences, le méditant expérimente directement et immédiatement la vision de la vérité ultime. Cette vision est appelée la première terre de bodhisattva, que l’on compare au premier quartier de la lune montante.
En effet cette vision, qui est le signe de l’élimination totale du voile des émotions, est déjà la vision des bouddhas, mais elle doit maintenant se développer progressivement par l’élimination du voile de la connaissance dans les dix terres de bodhisattvas jusqu’à la réalisation ultime de l’éveil, la pleine lune, qui est la connaissance parfaite de la nature de l’alaya et la destruction totale de l’ignorance.
4. Le chemin de la méditation
Cette actualisation progressive de la vision pure constitue le chemin de la méditation, qui s’effectue de la deuxième à la neuvième terre de bodhisattva.
5. Le chemin où il n’y a plus rien à apprendre
La dixième terre est l’éveil ultime et constitue le cinquième chemin, celui où il n’y a plus rien à apprendre, plus de progression, c’est l’aboutissement.
Cet exposé des cinq sagesses primordiales est divisé en six chapitres.
- La sagesse semblable au miroir explication du corps de vacuité (dharmakaya)
- La sagesse de l’égalité
- La sagesse qui connaît la multiplicité
- Explication du corps de béatitude (samboghakaya)
- La sagesse qui accomplit toute chose explication du corps d’émanation (nirmanakaya)
- La sagesse du dharmadhatu explication du corps essentiel (svabhavikakaya)
5.1. La sagesse semblable au miroir – explication du dharmakaya
Sous l’emprise des voiles de l’ignorance, la conscience de base est trompée par les apparences extérieures du monde phénoménal en un cycle sans fin, comme nous l’avons vu au chapitre précédent. Cependant, la nature de cette alaya n’est autre que la nature des bouddhas, la sagesse primordiale présente depuis l’origine.
Ainsi, lorsque l’alaya est purifiée de tous les voiles de l’ignorance, même les plus subtils, elle manifeste spontanément la sagesse semblable au miroir.
Cette purification de tous les voiles n’est actualisée qu’au niveau de la dixième terre de bodhisattva, après que la vision immédiate de cette nature eut été progressivement purifiée dans les dix lieux de réalisation. Dans la dixième terre, la reconnaissance ultime et limpide de la nature de l’esprit qui est la sagesse semblable au miroir sera le fruit du samadhi semblable au diamant.
Elle est comparée à un miroir, sur lequel tout peut apparaître lorsque celui-ci est parfaitement propre. C’est sur le miroir de cette sagesse que se refléteront les quatre autres sagesses, les corps formels des bouddhas et tous les objets de connaissance, sans aucune saisie discriminante.
Il est cependant impossible de se représenter ou de comprendre ce mode direct de connaissance par la conscience ordinaire : cette reconnaissance n’apparaîtra que lorsque cet esprit ordinaire aura été transformé en sagesse par l’expérience immédiate de la méditation.
Le samadhi semblable au diamant est la phase ultime de la méditation des bodhisattvas de la dixième terre et la sagesse semblable au miroir en est le fruit dénué de toute conception dualiste et de voiles. L’esprit est alors parfaitement libéré des pièges de la dualité et demeure dans un état de grande sérénité et d’ouverture qui connaît tout sans attachement ni saisie.
La sagesse est la fonction, tandis que le corps (kaya) est le nom de l’achèvement ultime qui doit être réalisé : ainsi, l’état ultime qui actualise la sagesse semblable au miroir est appelé corps de vacuité des bouddhas, le dharmakaya.
5.2. La sagesse de l’égalité
La sagesse de l’égalité est l’aspect parfaitement purifié de la septième conscience, le mental perturbé. On distingue deux sortes de perturbations :
- les perturbations imaginaires,
- les perturbations inhérentes.
Les perturbations imaginaires sont des créations erronées du mental ou des vues fausses qui altèrent la compréhension, telles que la saisie d’un soi ou les vues fausses concernant les quatre nobles vérités.
À côté de ces créations mentales erronées, il existe des perturbations inhérentes à la conscience de base sous l’emprise de l’ignorance, qui demeurent aussi longtemps que la nature de cette conscience n’a pas été réalisée telle qu’elle est.
C’est par la puissance de l’absorption méditative du samadhi héroïque que le mental se libère progressivement de ces deux types de perturbations.
La sagesse ainsi actualisée est appelée sagesse de l’égalité, car, libérée, de toute saisie discriminante et dualiste, elle reconnaît l’égalité de tous les phénomènes, sans différence entre un objet extérieur perçu et un esprit qui perçoit, un moi et un autre, samsara et nirvana, etc.
Ces vues erronées ne sont autres que des créations de l’esprit perturbé, qui est la source de toutes les émotions perturbatrices et, par là, de toute la souffrance des trois mondes. Ainsi, lorsque ce mental perturbé aura été transformé en sagesse de l’égalité, l’océan de souffrance des trois mondes sera par là même dissipé.
5.3. La sagesse de la multiplicité
La troisième sagesse correspond à l’aspect parfaitement pur de l’immédiateté de l’esprit, qui est la cause de l’apparition et de la disparition des six autres consciences dans la conscience de base, l’alaya. Ces six consciences contrôlées par la saisie dualiste de la réalité des phénomènes font apparaître la diversité des pensées conceptuelles tant que l’essence de l’esprit immédiat qui en est la cause n’est pas purifiée.
Par contre, lorsque l’immédiateté de l’esprit est libérée de cette saisie par la reconnaissance de la nature illusoire des phénomènes, l’esprit se libère des informations trompeuses des six consciences et reconnaît la nature des phénomènes, clairement, sans erreur, tels qu’ils sont en vérité.
Dans l’état de conscience ordinaire, dû à la saisie de la réalité du monde qui nous entoure, on ne peut avoir cette vision complète et totale des phénomènes : lorsqu’on regarde devant soi, on ne peut apercevoir ce qu’il y a derrière ; lorsqu’on observe la droite, on oublie la gauche, etc. car notre esprit est étriqué dans la saisie conceptuelle.
Mais, lorsque celle-ci disparait, l’esprit s’épanouit et s’ouvre à la grande sérénité qui reconnaît tous les phénomènes sans erreur, dans leur multiplicité. Par la puissance du samadhi qui reconnaît que tous les phénomènes sont semblables à des apparitions magiques ou oniriques, l’esprit immédiat sera transformé en la sagesse de la multiplicité .
Ce samadhi qui reconnaît tous les phénomènes comme des apparitions magiques est l’expérience directe de l’absence de vérité propre des phénomènes : cette expérience est différente du raisonnement logique qui, par la déduction, dans l’état de conscience ordinaire conduit à la simple compréhension du sens illusoire des apparences. Ce mode de connaissance est limité et indirect. Au contraire, l’expérience directe du samadhi est l’actualisation de la sagesse de la multiplicité, qui est réalisée dans la huitième terre de bodhisattva.
Ces bodhisattvas de la huitième terre ont la capacité d’émaner d’eux-mêmes des champs purs pour le bien des êtres. Ce monde, par exemple, ne peut être produit par le seul karma des êtres qui sont sous l’emprise de l’ignorance et des émotions. S’il en était ainsi, le monde serait bien pire que ce qu’il est ! Par l’ignorance, les êtres ne peuvent que produire des causes négatives ! En fait, ce monde est produit par la puissance de la vertu de quelques êtres due à des conditions favorables. Si ce monde n’est pas un champ pur comme les terres de félicité de Dewachen, on peut cependant dire qu’il est positif et bénéfique, et il est sans doute produit par la vertu et la compassion des bodhisattvas.
Cette capacité de faire apparaître des champs purs est la qualité spécifique de la septième terre de bodhisattva. Ces champs sont parfaitement purs, comme Dewachen, qui est le champ du bouddha Amithaba. Cependant, tant que l’on n’a pas réalisé cette sagesse, il est difficile d’en comprendre l’activité. La réalisation spécifique de la neuvième terre est la sagesse sans limite et celle de la dixième terre est l’activité spontanée sans limite.
Ces sagesses et cette activité sont déjà présentes dans la réalisation des lieux précédents, mais leur perfection n’est atteinte qu’en le dixième lieu. Cette perfection correspond à l’épanouissement de la sagesse de la multiplicité . Cette sagesse, qui s’est développée progressivement dans les dix terres, ne sera complète que dans la dixième, reconnaissant tous les phénomènes comme des illusions et des rêves.
C’est ainsi que Milarepa pouvait traverser les murs, se déplacer dans les airs : ce n’est pas de la magie, c’est que le mur n’est pas réellement existant ! Cependant, la perfection ultime de cette sagesse, comme de toutes les autres, ne sera atteinte qu’après l’expérience du samadhi de diamant, qui est la transformation de l’alaya en la sagesse du miroir.
5.4. Explication du corps de béatitude (samboghakaya)
Le corps de béatitude est le fruit de l’actualisation des deux sagesses précédentes, la sagesse de l’égalité et la sagesse de la multiplicité.
L’esprit, libéré de l’emprise de l’illusion par la sagesse de l’égalité, manifeste spontanément le corps de béatitude grâce à la réalisation de la sagesse de la multiplicité pour œuvrer pour le bien des êtres. Cependant, seuls les êtres purifiés, c’est-à-dire les bodhisattvas, peuvent percevoir directement le samboghakaya. Quoi qu’il en soit, le corps de béatitude appartient au champ de la vérité relative : il est la suprême illusion qui conduit à l’éveil ultime et absolu.
En ce sens, il est possible d’établir une hiérarchie de l’illusion, de la plus grossière à la plus subtile comme on peut dire par exemple que l’existence humaine est supérieure à l’existence animale, car elle constitue un potentiel plus grand de réaliser l’éveil. Ainsi, le samboghakaya constitue le niveau le plus subtil de la manifestation qui ne peut être perçu que par ceux dont l’esprit est suffisamment purifié. Là où l’esprit ordinaire ne voit qu’un désert, le bodhisattva perçoit le champ pur du samboghakaya, dont il reçoit directement l’enseignement des moyens d’atteindre la réalisation ultime.
5.5. La sagesse qui accomplit toute chose
Cette quatrième sagesse est l’aspect purifié des cinq consciences sensorielles. Ces consciences sont emprisonnées dans les illusions créées par les cinq sens. qui font apparaître les aspects du monde phénoménal. Lorsqu’elles seront libérées de la confusion des sens, elles se transformeront spontanément en la sagesse qui accomplit toute chose.
Celle-ci se développe à partir de la première terre de bodhisattva et sa fonction particulière est d’émaner différents mondes, d’y faire apparaître des bouddhas, tels que le Bouddha historique, Shakyamuni, pour nous. Y naissant, ces bouddhas tournent la roue de l’enseignement et, progressivement, libèrent les êtres impurs de l’ignorance.
Par exemple, par le pouvoir du samadhi de la bienveillance, les bouddhas ont la capacité de générer l’amour et la compassion chez des oiseaux ou des insectes. Ces êtres, progressivement, par la force du karma bénéfique de la compassion et du lien karmique établi avec les bouddhas, naîtront dans des états de plus en plus favorables et, finalement, ayant obtenu une existence humaine, ils pourront recevoir les enseignements du corps d’émanation.
5.6. La sagesse du dharmadhatu
L’essence unique des trois kayas des bouddhas et des quatre sagesses est appelée le corps essentiel, svabhavikakaya. Ici, le mot dharmadhatu est la qualité d’être dénué de toute conceptualisation et de toute formation mentale, et la sagesse du dharmadhatu est ainsi l’union indifférenciée du dharmadhatu avec les quatre autres sagesses. Elle correspond à la transformation totale des six consciences, du mental perturbé et de l’alaya en une essence unique qui recouvre les trois corps et les quatre sagesses que l’on nomme le corps essentiel.
Conclusion
En résumé, ce que l’on nomme « êtres ordinaires » est l’état impur de l’esprit, d’un mental et de la conscience prisonniers de l’emprise des apparences illusoires. Cet état est le fruit de la confusion de l’alaya, qui est la source de toutes ces manifestations illusoires. Mais lorsque l’alaya est libéré de la confusion, l’esprit apparaît alors dans sa véritable nature, qui n’est autre que l’esprit éveillé de tous les bouddhas.
Cependant, pour que cette transformation de l’esprit impur en esprit pur, de la conscience en sagesse, etc…, soit possible, il faut que cette conscience de base (alaya) porte déjà potentiellement présente dans sa nature même, la pureté originelle. C’est le sens même du mot yeshé, qui, en tibétain, signifie la connaissance ou sagesse (shé) de ce qui est, présente depuis l’origine (yé), que l’on traduit par la sagesse primordiale.
Par exemple, un morceau de charbon n’a pas d’autre essence que le charbon et quel que soit le traitement auquel il peut être soumis, on ne pourra pas faire apparaître autre chose que du charbon. Au contraire, une tasse recouverte de poussière de charbon peut être lavée et, une fois les impuretés purifiées, sa nature apparaîtra telle quelle était à l’origine.
Cette pureté originelle, cette nature présente en tous les êtres vivants en la conscience de base, est appelée la nature de bouddha ou tathagatagarbha. C’est par les trois connaissances de l’écoute (ou l’étude), la réflexion et la méditation, que l’on peut actualiser cette nature immuable : c’est ce que l’on appelle la vérité du chemin, dont le fruit, l’esprit parfaitement libéré de tous les voiles et impuretés, est la vérité de la cessation.
Cet enseignement sur les cinq sagesses peut sembler abstrait. Il l’est en effet, car on ne peut se taire de représentation mentale de l’état de bouddha. Ce n’est que par l’expérience directe née de la pratique de la méditation, que l’on en apprécie la saveur. Actuellement, nous sommes comme les six aveugles qui essaient de décrire un éléphant en le touchant. Celui qui tient la défense dit : « un éléphant, c’est dur et lisse » ; un autre, tenant la queue, dira : « Non, un éléphant, c’est mou et rugueux », etc…
Cependant, même s’il est difficile de concevoir ces cinq sagesses, il est important de savoir qu’elles existent et d’en connaître les caractéristiques.
Enfin, cette transformation de l’alaya impure en sagesse sera le fruit de la méditation et du samadhi, Mais, avant de pouvoir directement expérimenter le samadhi, il faut commencer par purifier les voiles et les tendances négatives.
Traduit du tibétain par Jérôme Edou. Bigest