Réalité(s)
Mais à quoi peut bien servir la philosophie bouddhiste ? Cette question a traversé la première session du nouveau cycle d’enseignement de Thinley Rinpoché sur la base de l’Ornement de la voie du milieu, un des textes essentiels du bouddhisme composé par Shantarakshita (725 – 788). Durant la deuxième session, en août dernier, une autre question s’est présentée comme fil conducteur : qu’est-ce que la réalité ? Y a-t-il une vérité ? Sachant que, dans notre contexte, réalité et vérité sont synonymes : ce qui est vrai est réel.
La réponse vient bien sûr du Bouddha : il n’y a pas une vérité, il y en a deux ! Lorsque l’on parle de réalité, on fait référence à deux modes de connaissance des phénomènes : l’un erroné et l’autre non erroné. Pour l’exprimer autrement, il y a une réalité et deux manières de l’appréhender : l’une issue de la confusion, la vérité relative, et l’autre du discernement, la vérité ultime.
La réalité relative, appelée la vérité des faux-semblants, est la perception de l’esprit dans l’égarement. Il s’agit de notre expérience tronquée de la réalité, une expérience soumise aux obscurcissements de l’esprit. Nous l’appelons vérité, car nous l’expérimentons comme telle. Cette réalité n’existe pas au-delà de nos représentations, mais nous pouvons l’utiliser selon nos perceptions. Tout illusoire que soit la chronique que je tape sur cet ordinateur, il y a une efficacité qui vous permet, au final, de la lire. C’est la réalité relative, composée ou illusoire. Mais cette vérité en cache une autre : la réalité ultime. Il s’agit de la réalité qui n’est pas soumise à la confusion et à l’égarement, elle est dénuée de tout voile, elle est notre expérience directe des phénomènes tels qu’ils sont. Si nous percevions les choses selon cette vérité, expérience directe de la réalité, cela ne ferait pas disparaître la chronique, l’ordinateur et le lecteur, cela nous permettrait de ne pas être dupes de leur véritable nature. Ce qui est troublant pour nous dans cette approche, c’est que nous ne percevons pas du tout la réalité relative comme illusoire et, par ailleurs, nous n’avons pas accès à la réalité ultime (puisqu’elle est au-delà des représentations). Alors, comment faire ?
Le génie du Bouddha a été de partir de notre expérience de la vérité relative, ce que nous vivons ici et maintenant, pour nous donner les moyens de nous en libérer. C’est en nous appuyant sur la réalité des faux-semblants que nous pouvons révéler la réalité ultime, puisque l’une cache l’autre. Pratiquer devient alors un chemin de dévoilement par le discernement. Puisque c’est l’esprit égaré qui est la cause de notre confusion, c’est la clarté et l’intelligence de ce même esprit qui peuvent nous sortir de la méprise.
Entraînement(s)
Jusque-là, même si cela nous demande de réfléchir et de faire l’effort de sortir de nos a priori, cette double vérité nous permet de comprendre la nature même du chemin : nous libérer du mal-être et de ses causes. Mais Thinley Rinpoché nous a ensuite emmenés dans les méandres des écoles philosophiques qui chacune présente les deux vérités selon sa logique propre. Nous le savons, ces quatre écoles sont nées de la diversité des approches du Bouddha, qui a adapté l’enseignement aux différentes mentalités et capacités des étudiants. Cependant elles ont toutes le même but : nous amener à une expérience directe de la réalité afin d’échapper à ce qui cause le mal-être. Elles partagent les mêmes fondements : tous les phénomènes composés sont impermanents, l’existence conditionnée est caractérisée par le mal-être et on ne peut trouver d’être en soi. Afin que ces vues philosophiques puissent devenir une expérience personnelle, un entraînement est nécessaire. Le chemin se décline en trois entraînements dits « de la voie du milieu », car ils évitent à chaque fois les deux extrêmes.
L’éthique de la voie du milieu évite l’extrême de la simple poursuite des plaisirs des sens, une vie qui se résumerait à la consommation, et l’extrême qui se trompe sur la nature de la vertu et prend, par exemple, l’ascétisme pour bénéfique. Ces deux extrêmes ont en commun de ne pas permettre de développer notre bien. La voie du milieu en termes d’éthique est fondée sur la causalité qui relie nos pensées, nos actes et notre devenir. Les préceptes que l’on suit dissipent les afflictions, ils sont fondamentalement non nuisibles. C’est une manière de vivre où on ne fait de mal à personne, y compris soi-même.
La méditation de la voie du milieu évite l’extrême de la torpeur, une forme de relaxation qui se limite à la gestion du stress, et l’extrême de l’agitation, une concentration qui vise la performance et s’inscrit dans la compétition pour gagner à l’insu des autres. Sur le plan de la méditation, la voie du milieu établit un calme sans bavardage intérieur, duquel se déploient en même temps la clarté et la qualité de présence. C’est la combinaison du calme et de la clarté qui définit la méditation.
Néanmoins, l’éthique et la méditation ne peuvent à elles seules être cause de la libération. Pour atteindre le bien ultime, il s’agit de s’affranchir du mécanisme qui génère l’insatisfaction fondée sur l’égarement. Pour dissiper l’égarement, nous devons cultiver une connaissance qui ne soit pas erronée. Le discernement de la voie du milieu évite l’extrême de l’existence, l’éternalisme, qui donne l’impression que soi et autrui existent vraiment, et l’extrême de la non-existence, qui nous donne à croire que les actes n’ont pas de conséquence. Sur le plan du discernement, la voie du milieu dépasse l’égarement par une connaissance précise de la réalité, afin de cultiver une approche cognitive qui ne passe plus par nos représentations, mais qui est directe et non duelle.
La voie du milieu des trois entraînements nous amène à ne plus être leurrés par nos perceptions, à éprouver la réalité telle qu’elle est, à comprendre les deux vérités, tant pour notre propre bienfait que pour celui des autres. Ces quatre jours d’étude nous ont équipés pour nous immerger dans l’étude de l’Ornement de la voie du milieu. Alors que nous aurions pu croire que la philosophie bouddhiste nous éloigne de la réalité, en vérité elle nous en rapproche.
Puntso, responsable du programme de Dhagpo
Les Chroniques de l’Institut
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