Enseignement donné par lama Guendune Rinpoché sur la façon de traiter les émotions, à Dhagpo Kagyu Ling, en novembre 1984.
Première partie : Abandonner, contrôler, pacifier les émotions
Chaque fois que l’on établit une relation avec l’enseignement du Bouddha, que ce soit en recevant un enseignement, en l’écoutant, en réfléchissant sur son sens, ou en pratiquant une méditation, on commence par donner naissance à la bodhichitta (esprit de l’éveil) d’aspiration. C’est la présence de cette aspiration vers l’éveil qui fait que tout ce qui se développe par la suite devient pratique réelle d’éveil.
L’aspiration, c’est comme le souhait de se rendre quelque part. Si l’on souhaite aller en Inde par exemple, cela commence par une pensée, par l’idée de se rendre là-bas. Lorsqu’on fait véritablement le voyage, il s’agit de l’application, de la mise en œuvre de cette idée. En ce qui concerne la pratique du Dharma ou la pratique spirituelle, il en va de même : il faut d’abord créer dans son esprit une intention juste afin que la pratique soit réellement effective et positive. La raison d’être d’un acte spirituel se fonde sur la pureté de la motivation. Établir cette motivation pure, c’est souhaiter qu’à travers la pratique s’accomplisse un bienfait pour tous les êtres. La motivation pure s’établit en considérant que dans tous les mondes, tous les univers, des êtres peuplent et animent l’espace infini, et partout où vivent des êtres, est présent le karma. Ce karma, cette activité des êtres, est basé sur les émotions, les passions, les perturbations qui s’élèvent dans leur esprit ; le résultat de l’activité fondée sur les émotions est la présence de la souffrance qui est la caractéristique de l’existence de tous les êtres dans le monde conditionné, au point que l’on appelle celui-ci océan de souffrance.
Parmi tous les êtres qui participent à cette existence du monde conditionné, il n’en est pas un seul qui n’ait été l’un pour l’autre un père ou une mère : il existe un lien de parent à enfant entre tous les êtres sans aucune exception, et cette relation de père ou de mère à enfant n’est pas quelque chose qui s’est produit une fois par hasard, mais elle s’est répétée un nombre incalculable de fois entre tous les êtres. Considérons que lorsque les êtres étaient en position de père ou de mère pour nous-même, ils ont agi envers nous avec le même amour et la même bienveillance que nos parents dans cette existence.
Cette bonté et cette bienveillance qu’ont montrées tous les êtres lorsqu’ils étaient nos parents, essayons de la comprendre dans tout son sens. Pour en découvrir la profondeur, rappelons-nous notre situation en venant au monde : nous étions complètement livré à un monde inconnu, nu comme un ver, sans capacité de nous nourrir ou de nous vêtir.
C’est essentiellement la présence de notre mère qui nous a permis de survivre, elle nous a nourri, vêtu, soigné, protégé contre les dangers qui pouvaient peser sur notre existence. C’est à travers elle que nous avons pu apprendre le monde et acquérir des capacités telles que marcher et parler qui n’auraient pu se développer sans sa présence. Pour atteindre l’âge adulte et l’autonomie physique et mentale nous dépendons tous d’une ou de plusieurs personnes extérieures à nous-même.
Or, quelle est la situation présente de tous les êtres que l’on considère comme étant nos mères ? Ils cherchent le bonheur mais sont incapables de le produire par eux-mêmes, car ils sont ignorants de ses causes réelles. Les êtres ne reconnaissent pas que c’est l’action vertueuse, positive, qui conditionne le bonheur ; dans leur recherche du bonheur, ils s’appuient sur les émotions, les passions, les désirs qui traversent leur esprit, et en agissant ainsi ils créent toutes sortes de causes négatives, de causes de souffrance, car leur activité est impropre, contaminée par la présence de ces émotions. La souffrance est ainsi produite et se répète puisque tant que l’on accomplit des actes non vertueux, on crée sans cesse de nouvelles causes de souffrances. Cet enchaînement de causes et d’effets, c’est le karma, la loi des actes ; et le résultat de tous ces actes ajoutés les uns aux autres, c’est l’expérience du monde conditionné, la création du samsara. Cette expérience, cristallisation des tendances mentales des êtres, sécrète un conditionnement qui renforce les habitudes fondamentales, conduisant les êtres à créer de plus en plus d’actes négatifs et ainsi de suite. Pour ces êtres qui s’enchaînent sans cesse davantage au cycle de la souffrance, l’atteinte de l’état d’éveil, de l’état sans souffrance, est quelque chose d’extrêmement reculé dans le temps.
Considérant la situation dans laquelle sont prisonniers tous les êtres qui ont été nos mères, nous prenons l’engagement d’agir, pour les délivrer de la souffrance. Pour y parvenir, il faut atteindre soi-même l’état d’éveil, le niveau d’un bouddha, l’état où l’on est libéré de toute souffrance. Ainsi, pour manifester un bienfait réel, il faut développer les potentialités d’éveil qui sont en nous-même. Il faut commencer par écouter les enseignements pour connaître le sens du Dharma, approfondir ensuite cette écoute par une réflexion afin de dégager une perspective correcte de l’enseignement, et enfin mettre en œuvre cette perspective dans une pratique : s’adonner à la méditation. C’est à travers ces trois étapes de la voie que l’on se donne les moyens de réaliser l’éveil. La motivation, à l’origine de cette pratique, doit être complètement pure et sincère, s’élever du fond du cœur : l’unique pensée et raison d’un développement spirituel, c’est la volonté d’accomplir un bienfait réel pour tous les êtres.
À partir du moment où nous avons fait naître en nous cette motivation parfaitement pure (esprit de l’éveil en aspiration), tout ce que nous allons développer sur la base de cette motivation deviendra pratique d’éveil (esprit de l’éveil en application). Dès que l’on ne considère que le seul bienfait des êtres, il n’est plus nécessaire de se préoccuper de son propre bienfait ; il s’accomplit automatiquement à travers celui des autres : c’est la réalisation du dharmakaya (corps de vacuité de tous les bouddhas), l’obtention de l’état d’éveil. De la réalisation du dharmakaya apparaissent simultanément et spontanément le sambhogakaya (corps de perfection de toutes les jouissances) et le nirmanakaya (corps d’émanation). Ces deux corps sont l’expression dynamique de l’illumination et manifestent l’activité illuminée dirigée vers tous les êtres, libre d’efforts et de conditions, spontanée, sans limites comme l’espace et immuable comme une montagne.
Lorsqu’on a donné naissance à une motivation complètement pure, la pratique spirituelle prend son sens véritable et ne se limite pas à une apparence formelle, mais embrasse toute l’activité ordinaire : le travail et les situations quotidiennes de la vie sont aussi la pratique spirituelle et deviennent, par la présence de cette motivation pure dirigée vers tous les êtres, le chemin même de l’éveil. « Les sages accomplissent le bien des autres et deviennent des bouddhas, les enfants recherchent leur intérêt personnel et errent dans le samsara. » dit le Bouddha.
L’attitude infantile des êtres ordinaires rejette toute considération pour les autres et se préoccupe uniquement de soi-même : l’individu essaye de s’approprier pour lui-même toutes les victoires et tous les gains en rejetant sur les autres toutes les peines et les défaites, et dans cette volonté de construire pour lui-même au détriment des autres, il crée les causes de sa propre souffrance et de sa présence dans le cycle des existences. L’attitude d’un être sage est rigoureusement opposée : il rejette toute préoccupation personnelle et se tourne vers les autres. C’est l’attitude qui essaie de diriger vers autrui tout ce qui est positif, tous les gains et les profits, et qui prend sur soi toutes les souffrances et les défaites. C’est une attitude fondée sur deux qualités : l’amour, qui est la volonté de voir tous les êtres heureux, et la compassion, qui nous rend insupportable la souffrance des êtres. À partir du moment où on s’appuie sur l’amour et la compassion, on chasse de son esprit toutes les intentions négatives, hostiles envers les autres, et se développent toutes les capacités positives du corps, de la parole et de l’esprit. Quand cette intention bienveillante emplit complètement l’esprit et l’activité d’un être, il atteint l’éveil et devient un bouddha.
L’enseignement qui suit est basé sur un texte de Chakmé Rinpoché, un grand lama qui vivait il y a quelques siècles, renommé pour avoir accompli de nombreuses retraites et donné des instructions d’ermitage. Cet enseignement traite de la façon d’aborder les émotions, en particulier les cinq poisons de base, désir-attachement, colère-aversion, ignorance-indifférence, orgueil et jalousie, qui sont le fondement de tous les autres développements émotionnels.
Différentes approches des émotions sont envisagées et vont être expliquées successivement et progressivement :
- les abandonner : se garder d’être pris par les émotions en empêchant leur apparition,
- les dominer, les contrôler : ce sont les méthodes qui permettent de fermer les portes menant aux existences inférieures, au moyen d’antidotes,
- les transformer : reconnaître la dimension de sagesse des émotions et les transformer par la méditation sur la vacuité,
- reconnaître leur nature : voir dans les cinq formes d’émotions l’aspect primordial, c’est-à-dire les cinq sagesses,
- les amener au chemin : les utiliser pour reconnaître et réaliser le sens ultime.
Le texte commence par un hommage au bouddha Shakyamuni.
« À celui qui est le parfait Bouddha, qui a obtenu la complète connaissance, qui est parfaitement omniscient, qui connaît toute chose en chacun de ses aspects, dans toute sa diversité, à celui qui a énoncé la vérité et montré aux êtres le chemin sans faille et sans erreur, avec grand respect et dévotion, par le corps, la parole et l’esprit, je rends hommage. »
Chakmé Rinpoché, en retraite, avait un disciple, lui-même lama, nommé Karma Tseundru Gyatso, qui a compilé les instructions qui sont la base de ce texte. Le disciple rapporte la question qu’il a posée à son maître : « Hélas ! malgré tous mes efforts, j’ai beau essayer, je ne parviens pas à libérer les cinq émotions dans l’état de vacuité. Aussi, pour ne pas être la proie de ces cinq poisons, par compassion, donnez-moi une instruction profonde qui me permette de les dominer. » Chakmé Rinpoché répondit : « Je vais t’expliquer quatre méthodes de base quant aux cinq poisons : la façon de les abandonner, la façon de les dominer à travers des antidotes, la façon de voir leur nature et ainsi de les transformer, et enfin la façon ultime de les amener au chemin. »
I. Premier type d’instruction : comment abandonner les émotions
Dans ce monde s’est manifesté le bouddha Shakyamuni qui, après avoir atteint l’éveil, a énoncé l’enseignement, expliquant d’abord les quatre nobles vérités de base.
Dans son premier enseignement, le Bouddha a montré la loi de causes à effets et son infaillibilité : les émotions sont la source des actions impropres, erronées, dont le résultat est la souffrance, alors que l’expérience du bonheur résulte du fait d’agir de façon non émotionnelle, de façon juste. C’est la première mise en mouvement de la roue du Dharma.
En réfléchissant à l’insatisfaction et à toutes les négativités qui s’élèvent parce qu’on est prisonnier du cycle des existences, on en vient à abandonner les causes de cette souffrance que sont les émotions perturbatrices. Si l’on ne désire pas rencontrer dans cette vie et dans les vies à venir des situations non désirées, malheureuses, il faut éviter de créer des causes pour cette souffrance et donc se résoudre à abandonner les formes des cinq émotions, les actes négatifs.
Le Bouddha a ainsi montré que la cause de la souffrance est l’action non vertueuse qui s’élève des émotions, nos actes étant alors contaminés par ces émotions qui agissent comme une distorsion mentale et rendent notre activité impropre et négative. De ces actions négatives procède la souffrance. Lorsqu’on reconnaît cette chaîne de causes et d’effets, la première méthode consiste à abandonner complètement toutes les manifestations d’actes négatifs, toutes les actions non vertueuses. Le Bouddha a également établi qu’à chaque fois qu’une action négative est produite, la souffrance apparaît de façon inéluctable. La souffrance est quelque chose qui est expérimenté dans le corps. La création d’actions négatives mène donc à l’expérience physique et le fait que toute forme physique composée d’agrégats soit nécessairement marquée par la souffrance est la première noble vérité : la vérité de la souffrance.
L’accomplissement d’actes non vertueux fondés sur les cinq émotions conditionne toutes les formes de souffrance ; le Bouddha a ainsi expliqué ce qu’est l’origine de la souffrance. C’est la deuxième noble vérité : la vérité de l’origine de la souffrance.
Si l’on souhaite mettre un terme à ces cinq poisons et à la souffrance qui en découle, il faut s’en remettre au chemin, suivre une voie de développement spirituel, la voie progressive qui conduit ultimement à la libération. Cet enseignement a été nommé : la vérité de la cessation de la souffrance, troisième noble vérité.
Enfin, le Bouddha a montré que si l’on parcourt la voie, on obtient le fruit du chemin qui est l’état d’arhat, de destructeur de l’ennemi qu’est l’ego. Il a donc fait apparaître la quatrième noble vérité : la vérité du chemin.
Ceci résume le sens essentiel de l’enseignement qu’a donné le Bouddha lors de la première mise en route de la roue du Dharma à Bénarès.
Ensuite on développe la façon dont peut mûrir chaque type d’activité lié à une émotion spécifique et particulière. Cela est à comprendre comme une présentation générale, une référence,
- Le fruit de la première des cinq émotions, le désir-attachement, lorsqu’elle prédomine dans le courant d’un être et l’amène à agir de façon essentiellement négative, est une renaissance dans le monde des esprits avides. Cela exprime la structure fondamentale, la tendance principale de l’être qui prend renaissance dans cette dimension.
- La colère est cause d’une renaissance dans le monde des enfers où les êtres ont une tendance prédominante à la colère ou à la haine.
- L’ignorance, troisième forme d’émotion de base, conduit à une renaissance animale marquée par la limitation mentale et l’indifférence au monde.
- La jalousie conduit à l’expérience du monde des titans ou demi-dieux.
- Et l’orgueil à celle du monde des dieux.
À chaque fois, on peut donc relier une émotion à un type d’expérience, à un monde, mais il ne faut pas le prendre trop strictement ; cela exprime surtout une tendance mentale et l’expérience qui fait face à cette tendance. En fait, on expérimente soi-même l’enfer, si l’on peut dire, dès que l’on est en colère, etc… Il n’est pas forcément besoin de prendre renaissance dans ces mondes, mais les tendances très fortes et des actes très négatifs dans ce sens amènent à ce type de renaissance.
Le monde des enfers, celui des esprits avides et celui des animaux sont les mondes où on expérimente une souffrance intense, continue, et pour un temps considérable. Ce qui amène à ces renaissances ou à cette expérience particulière du monde, c’est la présence des émotions correspondantes – la colère, le désir et l’ignorance – portées à un niveau très puissant dans l’esprit : l’être n’agit presque qu’en fonction de cette émotion, elle le domine complètement, ce qui le conduit à connaître une expérience qui n’est plus que le reflet de la dominante de son esprit.
Ainsi, par la puissance de la haine ou de la colère, on expérimente le monde infernal caractérisé par les souffrances du froid et de la chaleur extrêmes. Par l’influence puissante du désir et de l’action négative qui en résulte, on expérimente le monde des esprits avides et la souffrance de ne jamais pouvoir assouvir sa faim ni sa soif. Et par l’ignorance, par la limitation fondamentale de l’esprit, on expérimente le monde animal qui est par nature l’état où l’esprit est limité, sans pouvoir de transformer les conditions d’existence ; l’opacité mentale conduit à l’asservissement.
Dans les états inférieurs d’existence, la souffrance est quasiment omniprésente, elle occupe tout l’espace de l’expérience sans possibilité de s’en débarrasser ; la souffrance est presque infinie pour ces êtres.
Dans les mondes supérieurs d’existence, au contraire, les êtres, au niveau relatif, connaissent beaucoup de bonheur ; mais ce bonheur est impermanent, cesse et se transforme obligatoirement en souffrance. C’est une disposition prédominante positive qui conduit aux états d’existence supérieurs, puisque ce sont des états marqués par le bonheur, mais l’acte positif est motivé uniquement par une recherche et un intérêt personnels ; à travers l’action bénéfique ou bienveillante que l’on accomplit, on cherche son propre accomplissement, sa propre satisfaction. Voilà ce qui conduit à ces renaissances divine, semi-divine ou humaine.
Quelles sont les souffrances associées à ces existences ?
La souffrance des dieux est celle de la transmigration, celle de perdre leur condition divine pour retrouver des états d’existence inférieurs.
Les titans ou demi-dieux connaissent la souffrance des guerres, des conflits et des combats qui les opposent aux dieux.
La souffrance du monde humain peut se résumer en les quatre souffrances de base qui sont celles de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort.
À travers ce panorama des différents types d’existences, on s’aperçoit que dans toutes les formes d’expériences du monde conditionné, la souffrance est présente, d’une façon ou d’une autre, et que tous les êtres participent à cette ronde sans fin qui les conduit sans cesse de la naissance à la vieillesse et à la mort, et de la mort à la naissance. C’est cette succession sans fin d’existences marquées par la souffrance qu’on appelle samsara ou océan de souffrance ou monde conditionné ou encore cycle des existences.
On doit comprendre que le seul moyen de porter remède à cette existence cyclique est la pratique du Dharma. La racine même de la présence des êtres dans le monde conditionné, ce sont ces cinq émotions de base, ces formes mentales qui dominent l’esprit ; pour mettre un terme à la souffrance, il faut déraciner ces émotions et donc les abandonner. Afin d’obtenir cette capacité, on se tourne vers le Dharma, vers la pratique spirituelle, mais on doit le faire en établissant une intention correcte, en fixant le but ultime de la pratique comme étant non pas la recherche d’une condition supérieure (l’acquisition d’un état divin par exemple) elle aussi marquée par la souffrance, mais l’obtention d’un état de bonheur ultime et définitif, de félicité. On souhaite pratiquer pour atteindre l’éveil du Bouddha qui est le seul état libéré de toutes les formes de souffrance : la félicité permanente.
Pour cela, on médite ainsi : « Si maintenant je suis capable de tolérer la présence des cinq poisons lorsqu’ils s’élèvent dans mon esprit comme une idée et si je suis lié à cette idée sans pouvoir m’en défaire, je crée des causes de souffrance et donc de présence dans le cycle des existences. Quelle va être mon attitude ? Vais-je pouvoir supporter toutes les souffrances infinies et inévitables des états inférieurs ? »
Dès qu’une émotion s’élève dans l’esprit, on ne doit ni la tolérer ni la garder en soi-même, mais s’en débarrasser le plus vite possible en appliquant aussitôt cette méditation qui nous amène à la peur des conséquences. Dans cette approche, on s’en tient avec rigueur à se garder autant que l’on peut de la manifestation des émotions, on observe cette conduite comme une loi édictée par un roi puissant. Celui qui a promulgué cette loi est le roi du Dharma, le bouddha Shakyamuni, qui l’a énoncée sous la forme du Vinaya ou conduite juste. Il est dit que la transgression de cette loi conduit à une renaissance dans les états inférieurs pendant dix millions d’existences. Même si on échappe aux états inférieurs et qu’on renaisse dans le monde humain, on manifestera beaucoup de tendances négatives et ce sera comme la mort présente en nous-même, ce qui nous amènera à sans cesse transgresser les principes de la conduite éthique : il est dit qu’on les brisera cent mille fois dans cette existence.
Par contre, si l’on observe les préceptes de cette loi, on arrive à un état sans mort, sans renaissance inférieure, où, d’existence en existence, on retrouve aussitôt un corps humain bien doté.
Le sens de cet enseignement est le suivant, dit Rinpoché : si l’on souhaite acquérir un bonheur personnel, on doit s’efforcer de développer une conduite juste et une pratique positive par le corps, la parole et l’esprit. Au moment de la mort, on éprouvera le mûrissement personnel de cette activité et on obtiendra une renaissance humaine avec toutes sortes de qualités. Ceci est le sens même du mot conduite éthique qui, en tibétain, se dit tsultrim : tsul signifie agir de façon vertueuse, et trim, se garder des actions non vertueuses.
1. Le désir-attachement
Rinpoché donne une définition de ce que l’on appelle le désir-attachement dans ce sens. Le désir-attachement est ce qui nous lie au monde par les sens et la croyance à la réalité de cela : tout ce que nous percevons, les formes, les sons, les odeurs, tout ce que nous expérimentons à travers le corps et les organes sensoriels nous attache à l’expérience que nous connaissons comme étant réelle et définitive, et de cette croyance ou attachement que nous développons envers les perceptions sensorielles naissent toutes les autres formes d’émotions : la haine, l’aversion, l’ignorance, etc… Le désir-attachement est l’émotion de base, et on ne doit pas la comprendre simplement comme le désir envers quelqu’un d’autre, comme le désir d’un homme pour une femme par exemple, mais comme l’attachement que l’on a à son expérience ordinaire du monde.
L’attachement dans ce sens est ce qui nous fait penser à travers nous-même ; nous pensons : je, mon esprit, mon corps, ma parole, mes biens, ma réputation, mes amis, etc…, perception centrée sur nous-même qui naît de l’expérience sensorielle du monde et nous fait croire à sa réalité. À partir du moment où nous sommes complètement prisonnier de cette conscience individuelle – je – inévitablement nous créons les autres comme étant différents, comme apparaissant différents de nous, et entre je et les autres nous organisons le champ d’apparition de toutes les autres émotions : la haine, la jalousie, l’aversion, etc…
L’attachement est donc la disposition fondamentale de l’esprit dont procèdent toutes les autres manifestations émotionnelles. Cet attachement à la réalité des choses telles qu’elles nous apparaissent est ce qui nous fait vouloir par rapport à ces choses, ce qui nous fait souhaiter obtenir quelque chose et rejeter autre chose, attirer vers nous ce que nous désirons et rejeter ce que nous ne désirons pas. De cette volonté de faire quelque chose avec le monde, s’élèvent toutes les formes de souffrances parce que nous sommes dans un état d’insatisfaction permanente. Nous voulons changer les choses, obtenir ce que nous n’avons pas, repousser ce que nous ne voudrions pas connaître, et toutes les souffrances et toutes les émotions naissent de cette frustration.
Donc, dans cette compréhension, dit Rinpoché, abandonner les émotions signifie abandonner cet attachement qui nous lie au monde et aux êtres comme étant des objets extérieurs à nous-même. Quand on coupe cet attachement, ce lien avec le monde, il n’existe plus d’objet pour susciter les émotions, pour faire naître d’autres formes d’expression de cet attachement : les êtres ne sont plus perçus comme étant différents, séparés, et nous n’allons plus réagir par rapport à eux de façon émotionnelle, car du fait de la disparition de l’objet extérieur il n’y aura plus de stimuli pour la présence d’une émotion. Les émotions vont d’elles-mêmes décroître et s’apaiser, et dans cet état le corps et l’esprit acquièrent une dimension heureuse et stable.
Dans ce type de méditation, on procède ainsi : « La cause de tous les troubles et de toutes les perturbations est mon propre esprit ; il est l’origine de toutes les difficultés que je rencontre et la souffrance naît d’un état troublé de l’esprit. Si j’abandonne cette saisie de l’esprit, j’abandonne en même temps le trouble. »
Quand nous ne rejetons plus sur l’extérieur la responsabilité de nos souffrances et de nos problèmes et que nous la reconnaissons dans notre propre esprit, nous pouvons y mettre un terme. Par cette reconnaissance, nous nous débarrassons de la saisie mentale qui nous fait produire toutes les émotions, et peu à peu nous arrivons à avoir une activité purifiante, jusqu’à ce que l’esprit et le comportement soient complètement libérés des voiles au point que nous ayons une manifestation complètement pure : c’est l’obtention de l’éveil, de l’état de bouddha.
Donc abandonner les émotions signifie abandonner la recherche de quelque chose et par là-même abandonner la souffrance.
Tout d’abord, on se demande : « Qu’est-ce qu’une émotion ? ». Au départ, c’est une pensée qui s’élève dans l’esprit, une idée que nous conceptualisons. Si nous essayons de voir cette émotion, cette pensée, telle qu’elle est, si nous posons un regard direct sur elle et cherchons à la définir, nous nous apercevons qu’elle n’a ni forme, ni couleur, ni caractéristique spécifique : il n’y a rien par quoi nous puissions rencontrer son existence. Par l’analyse nous nous apercevons finalement que la pensée ou l’émotion n’a pas d’existence fondamentale, qu’elle est vide, et par cette reconnaissance nous nous voyons libéré de l’émotion qui n’a plus le pouvoir de nous troubler.
Ces méditations se développent selon une progression. Abandonner les émotions constitue la première étape dans la façon de les traiter : il faut abandonner la croyance à la permanence et à la réalité des choses. Nous avons une saisie des choses comme étant solides et définitives, en conséquence les émotions apparaissent également comme réelles et définitives. Abandonner les émotions signifie donc abandonner cette croyance à la réalité des choses, point de départ qui nous amène progressivement à prendre les émotions comme chemin.
Nous en revenons au texte et à la façon de traiter les émotions en relation avec l’observance de principes éthiques. « Celui qui est attiré, qui a de l’attachement aux formes agréables, celui-là rejette ses vœux comme un papillon attiré par une flamme qui, par cet attachement, ne peut s’empêcher de se jeter dans la flamme et ainsi d’y trouver la mort. »
Un autre exemple : « Celui qui est attaché au bonheur que procurent les émotions ou toutes les formes ordinaires est comme celui qui croit s’endormir paisiblement, alors que sa couche est comme de la paille jetée sur des braises et prête à s’enflammer. »
Ou encore : « Transgresser ses vœux spécifiques (vœux monastiques de conduite éthique), par exemple en mangeant de la viande, en buvant de l’alcool ou en prenant des repas à des heures indues, est comme manger du miel sur une lame de rasoir. »
2. La colère
« Celui qui a un ennemi mortel en ce monde et se laisse aller à vouloir le tuer ou à s’en prendre à ses possessions, qui d’une manière ou d’une autre s’associe à lui, celui-là ne crée aucun bienfait pour le futur. S’il le tue, par exemple, pendant des existences innombrables il ne pourra connaître le bonheur. »
Il est dit que la colère et la haine sont si puissantes que même l’énergie positive accumulée pendant cent ères cosmiques est détruite par un seul instant de colère. Il n’est pas de bonheur possible tant que subsiste la colère et il n’est pas de vertu qui soit supérieure à la patience ou tolérance. Confronté à un ennemi, il faut abandonner toute intention négative envers lui et ne pas le voir en tant qu’ennemi, mais le chérir comme tous les êtres.
Le désir : « Si une abeille est attirée par le miel qu’elle produit et qu’elle plonge dedans, elle se tue elle-même. »
De la même manière, si je suis attaché au bonheur et au bien-être de cette seule vie, je crée moi-même à travers cet attachement ma présence infinie dans le cycle des existences. Soyons capable de voir en nous-même toutes les tendances et tous les attachements qui nous lient au monde et à cette existence. En les méditant, décidons d’y mettre un terme et de les briser complètement afin d’éviter le mûrissement d’actes négatifs qui perpétueront la souffrance et l’expérience du monde conditionné.
3. L’ignorance
Quant à l’ignorance, elle est semblable à un voleur qui viendrait dérober les vertus pendant le sommeil. Même si nous vivons cent ans, nous en passons cinquante comme un cadavre à dormir. Pendant le sommeil nous accomplissons vingt fois plus d’actions négatives qu’à l’état de veille parce qu’inconscient de l’état de notre esprit. C’est la raison pour laquelle il faut s’efforcer d’avoir un sommeil léger et pratiquer la vertu : la diligence dans la pratique du Dharma et de l’action vertueuse allège notre sommeil et nous permet d’échapper au pouvoir de l’ignorance.
Il existe une ignorance essentielle, l’état de non-connaissance fondamental, le fait de pas connaître sa nature propre. On se met à parler et expliquer les choses, disant : « Ceci est le Dharma, il est comme cela, pas autrement, et nous développons des théories personnelles où nous calomnions ou blasphémons l’enseignement, ce qui est extrêmement dangereux et négatif pour nous-même. Par exemple, on nie la loi de rétribution karmique, soutenant qu’il est inutile d’abandonner les actes négatifs, qu’il n’y a pas de bienfait à agir de façon vertueuse, que le samsara n’est pas défectueux, etc. C’est comme si on coupait sa propre langue pour ne pas manger.
En particulier nous risquons de développer des vues erronées, ce qui est une forme d’action impropre car nous nous emprisonnons nous-même dans un état d’ignorance et nous nous créons des conditions futures de grande souffrance. En effet, il est dit qu’il n’existe pas de moyen de dévoiler des vues erronées, parce que cet état d’esprit est le plus ancré et qu’il est extrêmement difficile de le déraciner ; il constitue donc la plus grande cause de renaissance dans les états inférieurs.
Tant que nous n’abandonnons pas les vues erronées, nous n’aurons pas de possibilité de purifier notre esprit.
4. La jalousie
Si par un désir de domination ou pour accéder à une condition d’existence supérieure, sociale ou autre, nous développons l’envie ou la jalousie vis à vis des autres, cette attitude d’esprit est extrêmement négative. Lorsque nous dénigrons quelqu’un par jalousie, nous ne savons pas qui est en face de nous ; ce peut être un bodhisattva, et dénigrer un bodhisattva est une action négative plus grave que tuer tous les êtres des trois mondes, dit le Bouddha. Ainsi la jalousie crée de nombreux actes néfastes, qu’il faut abandonner comme cause de renaissance inférieure.
5. L’orgueil
Si nous prenons des vœux de conduite éthique en pensant : « Maintenant je suis quelqu’un d’extrêmement pur et au moins je ne suis pas comme les autres qui sont des êtres ordinaires. », si nous développons un grand orgueil d’être quelqu’un qui a des vœux, nous endommageons complètement ces vœux et cette conduite éthique. Si nous tirons de l’orgueil de l’accomplissement d’une forme d’action vertueuse, cette action est souillée et peut être même détruite par la présence de cette émotion perturbatrice dans l’esprit.
Quand nous sommes en position d’accomplir quelque chose de bénéfique pour les autres, nous devons le faire dans le seul but de leur être utile. De cette manière nous gardons une attitude mentale pure et nous ne détruisons pas en esprit ce que nous créons par notre activité.
Quand la motivation et l’action sont toutes deux de même nature, toutes deux pures et authentiques, nous créons véritablement des causes d’éveil à travers l’exercice d’une pratique vertueuse. Un texte de référence, L’Entrée dans la voie médiane, explique cela de façon plus profonde. Ce texte qualifie la robe des moines de symbole des trois joyaux, ce qui signifie que nous devons être en accord avec ce que nous représentons : extérieurement il faut s’abstenir des manières grossières et choquantes envers les autres sinon il est extrêmement difficile de pouvoir réaliser intérieurement une quelconque qualité, un quelconque développement spirituel. C’est pourquoi il est dit que nous devons garder les autres en notre cœur et nous comporter de façon irréprochable, gardant la vision pure des apparences, chérissant les autres plus que nous-même, étant humble envers tous.
Cet ensemble de méditations regroupe les instructions sur la manière d’abandonner les cinq émotions, le premier degré de pratique. Ce sont les principales méthodes de méditation des auditeurs (shravakas). Elles correspondent au petit véhicule (hinayana).
II. Deuxième forme d’approche des émotions : les dominer afin de n’être pas soumis à leur emprise
Le désir-attachement naît des perceptions sensorielles et existe sous de multiples formes. La première est l’attachement à soi-même, à son corps. On peut également avoir du désir ou de l’attachement pour quelqu’un d’autre, une femme si l’on est un homme, un homme si l’on est une femme. Toutes ces formes procèdent des perceptions sensorielles.
La forme d’attachement la plus courante est le désir qu’un homme peut éprouver pour une femme ou vice versa, lorsqu’on rencontre quelqu’un de particulièrement beau, agréable ou plaisant, quelqu’un qui a un teint de lait, dit Rinpoché, et que s’élève en nous une forme de désir dès que nous voyons cette personne. Quand nous éprouvons ce désir ou cet attachement, nous pouvons méditer ainsi : « Cette personne qui semble si attrayante et désirable est comme un vase d’or rempli d’urine et d’excréments. Si l’extérieur semble plaisant, l’intérieur n’est que substances déplaisantes et impures. » « Nous développons cette méditation en pensant que l’intérieur de ce corps est fait de sang, de pus, de morve, de phlegme, de bile, de liquide cérébral, que sa partie supérieure est remplie de matières qui sont déjà en transformation et que la partie inférieure en est le résultat sous forme d’urine et d’excréments. Nous continuons en nous interrogeant : trouvons-nous vraiment attrayant ce corps qui n’est en fait qu’un sac rempli de substances impures et repoussantes, qui abrite toutes sortes de parasites ? Nous réfléchissons là-dessus pour l’établir clairement dans notre méditation, dont le but n’est pas de provoquer un dégoût ou un écœurement, mais de poser un regard plus lucide sur l’objet du désir.
La raison de ce désir et de cet attachement envers quelqu’un d’autre est l’attachement à notre propre corps. Il faut réfléchir que nous avons exactement le même corps et que nous sommes constitué de la même somme de substances impures. Quand nous pensons à “moi”, à “je”, nous nous voyons souvent comme quelqu’un de très bien parce que nous nous identifions à quelque chose, souvent au corps, et l’orgueil que nous développons, l’importance que nous accordons à nous-même sont liés à l’existence du corps. Par la méditation sur l’impureté du corps, par le fait de voir que cet orgueil est basé sur quelque chose qui n’a rien d’enviable, nous pouvons réussir à contrer cet attachement à nous-même. Si nous ne faisons pas cette méditation, nous risquons d’être complètement dominé par l’orgueil et de là toutes les autres formes d’émotions s’élèvent.
Dans ce type de méditation, nous devons en fait considérer simplement les perceptions comme étant de la nature du rêve et dépourvues de réalité ; l’apparence de réalité vient de ce que nous nous établissons nous-même comme étant existant et donc l’autre comme existant, et la relation de désir qui peut s’élever est alors perçue comme étant existante. Si nous prenons conscience de la non-existence de nous-même et de l’autre, nous prenons conscience de la dimension illusoire de la situation.
Nous pouvons aussi méditer sur ce qu’il advient du corps au moment de la mort : il peut être mangé par les vers, dévoré par les oiseaux, brûlé, etc. ; finalement, le corps n’est qu’une somme de substances en décomposition dont se nourrissent les charognards. C’est quelque chose qui arrive aux autres aussi bien qu’à nous-même et il faut méditer sur cela pour prendre conscience de cet attachement que nous avons envers le corps.
D’autres formes de méditation peuvent être élaborées à propos du corps. Nous pouvons y penser comme à un cadavre avec tous ses organes dispersés et voir qu’il ne s’agit pas d’autre chose que d’un cadavre en putréfaction à l’odeur nauséabonde. Nous pouvons l’imaginer se décomposant petit à petit au moment de la mort et devenant un squelette dans lequel il ne reste plus que des yeux exorbités. C’est par ce type de méditations, qui sont des réflexions sur l’impermanence de toutes choses et en particulier de ce à quoi nous tenons le plus, notre corps, que nous pouvons briser l’attachement et perdre toute attirance pour notre aspect physique. Il faut le faire jusqu’à méditer de façon très claire pour qu’une véritable certitude naisse en nous.
On doit considérer encore et encore l’objet de l’attachement ou du désir, que ce soit son propre corps ou celui de quelqu’un d’autre. On peut par exemple penser au corps incisé, la peau ouverte, la calotte crânienne détachée ; on retire du corps tout ce qui le constitue, tous les organes, jusqu’à ce qu’il ne reste rien d’autre qu’un squelette desséché. Ainsi, l’apparence extérieure du corps qui nous semblait quelque chose d’attrayant le devient beaucoup moins lorsqu’on en voit l’autre aspect, l’aspect intérieur. Par cette méditation, on voit qu’il n’y a pas un être ou un corps, mais simplement une somme de constituants physiques qui, en tant que tels, n’ont absolument rien d’attrayant.
Par ce type de méditation, on traite de la même manière tout ce qui se présente comme un objet d’attachement ou de désir : on observe, examine et analyse les différents constituants de ce qui provoque le désir ou l’attachement. On s’aperçoit alors que dans ce qui apparaît extérieurement comme beau, plus rien ne l’est ou le demeure lorsqu’on en regarde et considère la nature profonde.
Ce sont ces méthodes qui permettent de vaincre les différentes formes d’attachements. Elles sont appelées méditations sur l’impureté et sont pratiquées par les bouddhas pour eux-mêmes (les pratyekabuddhas). Elles sont basées sur les enseignements du Vinaya (l’éthique), et le résultat en est l’obtention de la paix et du bonheur, l’état d’arhat.
En ce qui concerne un deuxième type d’émotion, la colère, le remède sera la méditation sur l’amour.
Quand nous sommes pris de haine ou d’aversion pour quelqu’un et que la colère risque de s’élever en nous, nous pouvons méditer de la manière suivante. Nous nous remémorons que tous les êtres ont été les uns pour les autres des pères et des mères, qu’il n’en est pas un seul qui n’ait été pour nous-même cette mère ou ce père et que cette situation s’est reproduite entre les êtres un nombre incalculable de fois. Nous établissons ceci bien clairement en nous-même. Réfléchissant à ce lien qui nous unit à tous les êtres, comprenons que l’être qui a une attitude de colère envers nous, ou qui fait naître la colère en nous par son attitude hostile, est semblable à celui qui a perdu la raison puisqu’il ne reconnaît plus le lien qui l’unit à l’autre. Il est comme un père ou une mère qui ne reconnaît plus son enfant présent devant lui, et c’est parce qu’il est dans cette ignorance qu’il cherche à nous nuire et à nous créer des ennuis. Et nous méditons ainsi : « Il est dans cet état de folie ; que ferais-je si mon propre père ou ma propre mère était dans cet état ? Je ne chercherais certainement pas à leur nuire davantage en réagissant moi-même de façon colérique ou haineuse mais j’essaierais de trouver les moyens adéquats pour créer quelque chose de bénéfique pour eux. »
De cette manière, nous transformons « l’ennemi » par la puissance de l’amour et nous développons l’amour de façon illimitée, jusqu’à tous nos ennemis.
Nous pouvons également développer la méditation suivante : « Si je souhaite véritablement atteindre l’état d’éveil, il est nécessaire que je développe parfaitement toutes les qualités transcendantes et parmi celles-ci la patience et la tolérance sont essentielles. Si je ne rencontre jamais sur mon chemin d’êtres nuisibles ni de circonstances hostiles, je ne pourrai jamais méditer sur la patience et la tolérance. » Celui qui apparaît comme ennemi est peut être en fait un ami spirituel, le meilleur des amis, car il nous permet de pratiquer la patience et nous offre un terrain sur lequel nous pouvons développer des qualités d’éveil et purifier complètement tous nos voiles et nos obscurcissements mentaux.
S’il n’existe pas d’être souffrant de pauvreté, si nous ne voyons pas que des êtres souffrent d’être démunis, si nous ne sommes jamais en contact avec la souffrance, comment pouvons-nous faire naître en nous-même une forme de compassion ? Pour méditer sur la compassion il nous faut un objet de méditation. S’il n’existe pas d’êtres démunis, qui va pratiquer la générosité qui est une vertu transcendante ? Et si nous ne développons pas la compassion, si nous ne pratiquons pas une attitude de don, il est impossible d’obtenir les moyens de l’éveil. Si nous voulons réaliser l’insurpassable éveil, les êtres ordinaires, ceux qui sont dans la souffrance, sont aussi précieux que les bouddhas eux-mêmes.
Les trois premiers aspects des vertus transcendantes (la générosité, la conduite éthique et la patience) ne se développent qu’en fonction des autres êtres, que par la relation que nous établissons avec eux. Pour enraciner et développer en nous-même ces qualités éveillées, il faut que les êtres soient présents, car c’est leur présence et leur comportement qui nous permettent de les développer. Envers ces êtres qui ont ainsi beaucoup de bonté pour nous, nous ne devons jamais laisser s’élever la colère, car ils sont les instruments mêmes de notre éveil. Le Bouddha a dit lui-même que le parfait éveil dépendait uniquement de l’amour que nous pouvons déployer envers tous les êtres, y compris les démons et les êtres nuisibles.
Si cette méditation ne suffit pas à calmer la colère, nous pouvons pratiquer ainsi. Dans la personne de celui qui est notre ennemi à ce moment là, nous imaginons notre mère en face de nous : nous le connaissons depuis des existences innombrables, il est une mère qui nous a accompagné durant toutes ces existences.
On se demande alors si cela vaut toujours la peine de vouloir se venger de celui qui a manifesté la bonté d’une mère au cours de tant d’existences. Nous pouvons imaginer réellement notre mère en face de nous à cet instant.
On peut aussi renverser les rôles et imaginer qu’on est l’autre personne et que l’autre devient nous-même.
Par ces moyens, nous parvenons à pacifier la colère. Ces méditations sont connues comme les moyens de dominer la colère par l’absorption méditative dans l’amour. Elles font partie de la corbeille des soutras, du Tripitaka.
Une série de méditations qui sont un antidote à d’autres formes d’émotions et en particulier à l’ignorance est maintenant abordée.
Lorsque le bouddha Shakyamuni a quitté le monde des dieux pour prendre naissance dans la matrice de sa mère sur Terre et est apparu dans le monde, il a accompli les douze actes qui sont ceux d’un bouddha dans sa manifestation extérieure. Il a donc énoncé le Dharma. Le Bouddha a montré que la racine de l’errance des êtres dans le cycle des existences est l’ignorance et que cette ignorance est liée à l’obtention d’un corps composé d’agrégats. Ce corps est lui-même issu d’une naissance, et s’il y a naissance, il y a inéluctablement vieillesse et mort. Il a ainsi mis au jour les liens interdépendants dans leur succession et montré l’origine du cycle des existences. C’est de ce cycle qu’apparaissent toutes les formes de souffrances jusqu’aux plus extrêmes, celles des enfers ; ces souffrances sont créées par une insatisfaction mentale fondamentale.
Ce devenir représentant l’errance des êtres dans le cycle des existences a été symbolisé par une roue, la roue de l’existence conditionnée du samsara. Tout ce qui finit, tout ce qui meurt, tous les êtres de toutes les formes d’existences conditionnées se retrouvent dans le ventre de Yama, le seigneur de la mort. Et pour que les moines et les pratiquants gardent toujours présente à l’esprit cette inéluctabilité de la mort et du devenir, on avait coutume de dessiner la roue du cycle des existences sur la porte gauche de l’entrée des temples.
Cette méditation sur l’enchaînement de causes et d’effets qui forment la roue du devenir est connue comme la méditation sur les douze liens interdépendants. On peut aussi pratiquer une méditation qui prend ces douze liens en sens inverse pour remonter aux causes : si je mets un terme à l’ignorance, la production conditionnée cessera et j’aurai mis un terme à la naissance, et par là même à la vieillesse et à la mort. On arrive ainsi à voir comment se libérer du cycle des existences : c’est ce que le Bouddha a appelé l’octuple sentier, symbolisé par une roue à huit rayons blancs dessinée sur la porte droite de l’entrée des temples.
Ce type de méditations permet de réfléchir à ce qui crée, cause et entretient le cycle de l’existence conditionnée. On s’aperçoit que tant que l’on est dans l’ignorance, on crée des causes, et que tant que de ces causes apparaîtront les formes conditionnées (agrégats), il y aura naissance, il y aura mort, il y aura transformation et il y aura souffrance.
Et si on ne met pas un terme à ce qui produit cette souffrance, elle peut durer indéfiniment. L’origine de cet enchaînement est l’ignorance fondamentale que l’on symbolise par l’état de rêve. Si on remonte cette chaîne en sens inverse, on remonte la chaîne des causes jusqu’à comprendre la nature de bouddha, jusqu’à l’éveil primordial qui est l’état sans ignorance.
Quelle est véritablement cette ignorance ? C’est l’ignorance de son propre esprit, la non-reconnaissance de sa nature, et de cette non-connaissance apparaît l’errance du cycle du devenir. On se dit : « Si je peux voir l’essence de mon esprit, alors je serai dans un état de connaissance et de conscience qui mettra un terme à l’état d’ignorance. »
Par cette méditation, nous pouvons pratiquer l’octuple sentier en transformant l’état d’ignorance ordinaire en état de conscience, de reconnaissance de la nature de l’esprit.
Comme remède à l’ignorance, nous pouvons pratiquer la méditation suivante. Afin de pouvoir dormir d’un sommeil léger, le soir et à l’aube, nous exerçons notre corps à travers la marche et nous pratiquons dans la joie : nous pouvons par exemple circumambuler des objets sacrés en récitant des mantras. Nous pouvons aussi, au moment de nous coucher, imaginer une flamme, une lueur vive et claire, au-dessus de notre tête. Nous méditons l’esprit dirigé vers cette flamme. C’est un moyen pour s’endormir et avoir un sommeil léger qui n’est plus prisonnier de l’ignorance ni de la torpeur.
Ces méditations sont les moyens appelés liens interdépendants (créant une relation entre une cause et un effet) portant remède à l’ignorance. Elles appartiennent au chemin des bodhisattvas, au véhicule intermédiaire.
« Depuis des temps innombrables, j’erre dans le cycle des existences et je ne suis toujours pas lassé des souffrances qui accompagnent cette errance. Bien que soit apparu un nombre incalculable d’êtres éveillés pour manifester un enseignement et montrer aux êtres le chemin de la libération, j’ai accompli tellement d’actions négatives que j’ai été impuissant à atteindre cette libération. Dans cette existence, j’ai reçu toutes sortes d’initiations, de transmissions, d’explications, mais je n’ai pas non plus été capable, tant mes voiles sont épais, d’obtenir une quelconque réalisation. M’appuyant sur les enseignements que j’ai reçus, j’ai pris beaucoup d’engagements et de vœux, mais je n’ai pu m’empêcher de les transgresser. » Ainsi, nous sommes perpétuellement sous l’influence de l’orgueil qui nous domine complètement et nous empêche de nous purifier réellement. L’orgueil, c’est la conscience qui ne voit pas ou ne veut pas voir sa propre situation, mais qui voit toujours ce qui ne va pas chez les autres.
« Dans mes méditations, j’ai récité beaucoup de mantras, mais mon obscurcissement mental est tel que je n’ai jamais réussi à voir le visage des divinités ni à réaliser quoi que ce soit. Bien que je sois assuré, depuis ma naissance jusqu’à ma mort, de disposer de tout ce qui m’est nécessaire matériellement, je ne suis jamais satisfait de ce que je possède et je demeure quelqu’un de mondain qui ne pratique rien du tout. »
Ce dernier point fait particulièrement référence au lama lui-même et aux offrandes qui lui sont adressées. Si quelqu’un fait des offrandes à un lama et que celui-ci les utilise pour un bienfait personnel (posséder davantage de biens ou acquérir une certaine réputation), ce lama crée un karma extrêmement négatif, non seulement pour lui-même, mais aussi pour la personne qui est en relation avec lui à travers l’offrande : il va le léser complètement de son acte. Le lama doit au contraire transformer les offrandes qui lui sont faites pour créer un bienfait pour la personne qui les lui adresse et pour tous les êtres : il dirige les offrandes vers les trois joyaux, permettant ainsi qu’elles se multiplient et créent une accumulation bénéfique. Son attitude par rapport aux biens et aux choses doit être pure, car elle n’est pas seulement liée à lui-même mais influe sur les personnes en relation avec lui.
Réciproquement, si quelqu’un demandait au lama de faire des prières ou des souhaits avec une intention impure, un état d’esprit trompeur, en visant à nuire, cela serait très négatif pour le lama, surtout au moment de la mort où il se verrait agressé par tous les êtres auxquels involontairement il aurait pu nuire à travers la demande impure de la personne qui s’est adressée à lui : ils apparaîtraient comme des créanciers karmiques qui se jetteraient sur lui comme pour dévorer sa chair.
Ceci est le résultat d’une attitude d’esprit impure où nous attendons toujours quelque chose. Si la demande de prière n’est pas pure et cache l’espoir d’une récompense ou d’un résultat, la prière est souillée. Il est donc important que la relation unissant le lama et la personne qui lui adresse une demande soit parfaitement pure des deux côtés.
Si à l’intérieur de nous-même nous sommes complètement dominé par les cinq émotions de base et qu’extérieurement nous prenons une attitude élégante comme de porter les habits monastiques pour nous montrer sous un aspect favorable, nous sommes un menteur. Si, bien que n’ayant pas compris un seul texte ou un seul enseignement, nous expliquons aux autres ce qui doit être fait ou pas, nous ne faisons naître qu’envie et convoitise chez eux. Si, alors que nous ne savons même pas où nous allons dans cette existence, nous prétendons nous souvenir des précédentes, nous ne sommes qu’un vantard. Si nous ne savons pas ce qu’il adviendra de nous au moment de la mort et que nous prétendons être capable de dissiper par notre bénédiction les obstacles des autres, nous sommes complètement sous l’emprise de l’orgueil.
Il est donc essentiel de voir qu’à chaque fois que nous avons une excellente pensée de nous-même, que nous nous considérons comme quelqu’un de très bien, c’est en fait le signe d’une frustration intérieure et d’une grande opacité mentale qui nous fait prisonnier de l’attente de quelque chose. C’est la raison pour laquelle il faut sans cesse s’observer, avoir une attitude humble et être capable de reconnaître le caractère inférieur du développement de son esprit, afin de prendre conscience de l’orgueil qui est en nous et de le vaincre, il est dit de « l’assécher complètement ».
Nous abordons une autre forme d’émotion.
« J’ai reçu les vœux de bodhisattva, je me suis donc engagé devant tous les bouddhas et j’ai fait la promesse envers tous les êtres de les amener à l’état d’éveil ; je me suis lié à la vertu et je prétends même vouloir établir tous les êtres dans le bonheur et les causes du bonheur. Pour cela, je fais sans cesse des souhaits. Mais qu’apparaisse en face de moi quelqu’un jouissant d’une position supérieure, d’un état de bien-être ou de bonheur, tout de suite je suis malheureux, la jalousie s’élève dans mon esprit et j’oublie tous mes engagements antérieurs. »
Si nous voulons réellement manifester le bien-être des autres, il est important d’apprendre à nous réjouir dans notre esprit et à être heureux de tous les bonheurs et de toutes les circonstances favorables qui arrivent aux autres. Le Bouddha a dit que celui qui agit ainsi obtient un corps semblable à celui de Brahma, un corps pur. La jalousie est comme un démon qui nous possède, et tant que nous sommes prisonnier de ce démon, nous sommes malheureux et nous semons en nous-même la graine des états infernaux ou de l’état de demi-dieux.
Toutes ces méditations correspondant aux cinq émotions sont les façons de les maîtriser au moyen de remèdes et d’antidotes. Elles appartiennent aux deux véhicules, le petit et le grand, et forment l’approche commune des soutras.
(à suivre…)
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