"Le bouddhisme est un mode de vie par lequel nous développons les qualités de notre esprit.
C’est un mode de vie très particulier, car c’est une façon d’atteindre le bonheur
sans nuire à autrui."
LE XVIIe GYALWA KARMAPA, TRINLEY THAYÉ DORJÉ
"Le bouddhisme est un mode de vie par lequel nous développons les qualités de notre esprit.
C’est un mode de vie très particulier, car c’est une façon d’atteindre le bonheur
sans nuire à autrui."
LE XVIIe GYALWA KARMAPA, TRINLEY THAYÉ DORJÉ
Retrouvez sur cette page des enseignements parus dans la revue "Tendrel" éditée par Dhagpo Kagyu Ling jusqu'en 2002.
Jigmé Rinpoché
Dans le monde moderne, on parle beaucoup du stress et de la tension. Même ceux qui ne suivent pas une voie spirituelle sentent bien que de nombreux obstacles dans leur vie sont dus à ce stress. Lâcher prise devient le maître mot. C'est le thème de cette conférence donnée à Paris le 30 novembre 1993 par Jigmé Rinpoché.
Lorsqu'on parle de lâcher prise dans le bouddhisme, on fait directement allusion à l'équanimité, dont il existe deux sortes. Il y a l'équanimité venant de la réalisation ultime, de ce que la conscience est tout entière baignée dans la sagesse ou la suprême connaissance qui est sa nature véritable. L'autre équanimité, qu'on pourrait appeler quotidienne ou ordinaire, permet sinon d'échapper aux aléas du quotidien et à toute souffrance, du moins d'adopter vis-à-vis de la souffrance et des contrariétés de la vie quotidienne une attitude qui fait qu'elles nous atteignent beaucoup moins.
J'aimerais ne pas les séparer l'une de l'autre et traiter les deux à la fois, parce qu'en fait l'une ne va pas sans l'autre. On ne peut parler de la suprême équanimité sans que celle-ci implique le lâcher prise dans la vie de tous les jours; on ne peut parler du lâcher prise au quotidien sans faire allusion à cette qualité inhérente à l'esprit qu'est la suprême équanimité.
Quand on parle d'équanimité ultime, on fait référence à la vraie liberté qui est indissociable de la nature fondamentale de l'esprit. Elle est directement liée à ce qu'on appelle la saisie dualiste ou saisie égocentrique, mode ordinaire du fonctionnement de la conscience. Il faut savoir que le but du chemin spirituel est justement de s'affranchir de cette saisie égocentrique pour que la conscience puisse enfin demeurer dans son état naturel qui est totale liberté, complète absence de contrainte.
Il faut bien saisir d'emblée que nous allons parler d'une part de réalisation ultime, de libération, d'état fondamental de l'esprit, et d'autre part de la conscience ordinaire ainsi que d'un état au quotidien. Les Occidentaux ont tendance à considérer que ce sont deux choses différentes et qu'il faudrait en quelque sorte quitter une conscience ordinaire pour aller vers la libération. Mais l'une ne va pas sans l'autre et il est impossible d'obtenir l'éveil en se fixant un objectif lointain qui serait cette libération, sans se préoccuper du quotidien. En fait, cette libération ne peut s'obtenir qu'en s'appuyant sur et en approfondissant l'instant présent, le vécu de tous les jours. D'un autre côté, si nous nous laissons complètement engloutir par ce vécu de tous les jours sans lui donner une dimension faisant référence à l'état ultime de la conscience, nous restons englués dans le quotidien. Il y a donc un équilibre à trouver, au sein duquel on tend vers l'éveil ultime tout en s'appuyant sur le vécu quotidien sans le rejeter.
Le processus par lequel on accède à cette liberté totale, qui est d'abord une liberté intérieure mais qui est aussi une véritable liberté, est ce qu'on a coutume d'appeler un processus de libération. Lorsqu'on se libère, on dit souvent: "Je m'échappe d'une prison, j'ouvre la porte et je sors." C'est un peu cela, à part qu'il n'y a pas un endroit vers lequel sortir. Il suffit de se libérer d'un aveuglement qui nous empêche de voir ce que nous sommes déjà. Ce but ultime vers lequel nous tendons et ce lâcher prise dont il est question sont tout simplement le mouvement même qui amène à cette libération.
Nous avons aussi souvent tendance à considérer la libération sous une forme quelque peu négative, en termes de sacrifice, comme un renoncement forcé, comme si se libérer consistait à devenir quelqu'un dépourvu de passion, quelqu'un de terne, quelqu'un que plus rien n'intéresse: Mais il ne s'agit pas de cela. La libération dont on parle n'est pas un amoindrissement ni un appauvrissement; il s'agit au contraire de se libérer de toutes les entraves qui empêchent d'être pleinement présent.
La libération ne revient pas à placer un éteignoir sur tout, elle est au contraire un épanouissement. On n'a pas encore trouvé de meilleure image pour l'évoquer que celle du lotus. Le lotus est une plante qui vit dans les marécages, en général dans des endroits malodorants. Sur la boue, vous voyez des feuilles flotter, une tige se dresser et une fleur magnifique s'épanouir. Il n'y a rien de plus beau peut-être qu'une fleur de lotus. Elle est énorme, complètement épanouie au-dessus de toute cette fange dans laquelle elle s'enracine, mais par laquelle elle n'est pas souillée. Elle est belle au-dessus du marécage. Quand on parle de la libération, c'est un peu pareil. Nous sommes plongés dans le cycle des existences et de ce fait nous sommes immergés dans la souffrance, la laideur, les difficultés, l'impermanence. A partir de cela, et seulement à partir de cela, si nous opérons cette reconnaissance de notre nature véritable, si nous reconnaissons en nous cette nature de lotus et que nous la .laissons s'épanouir, nous pouvons développer la conscience parfaitement libre et sereine qui, tout en étant complètement enracinée dans le monde et dans le quotidien, en est entièrement libre.
Ce que le Bouddha a enseigné - on entend souvent dire qu'il faut rejeter le monde, le fuir et le nier comme quelque chose d'intrinsèquement mauvais - c'est : Vous êtes dans le monde, vous êtes dans le cycle des existences. D'accord, le monde est souffrance ; d'accord, la situation n'est pas confortable. Seulement, à partir de cette situation, en vous appuyant sur elle, vous pouvez atteindre un état libre de souffrance, qui est totale liberté. Tout cela est parfaitement réalisable, parce que ce n'est rien d'autre que la nature même de votre propre esprit.
Ce processus, qui se traduit en tibétain par sangyé, signifie deux choses: une complète purification de l'esprit qui tout à coup se défait de toutes les scories qui l'encombrent, et un complet épanouissement de toutes les qualités potentielles de cet esprit. Exactement comme un bourgeon contient tous les pétales, l'esprit, quand il n'est plus enfermé dans la gangue de la saisie égocentrique, s'épanouit et rayonne ses qualités. Celles-ci se trouvent alors spontanément disponibles pour ceux qui sont autour, c'est-à-dire tous les êtres.
Cet épanouissement ou lâcher prise ne dépend que de nous et c'est maintenant, tout de suite, que nous pouvons permettre à l'éveil de s'actualiser et de se réaliser. 'Pour cela, il faut opérer une double reconnaissance: à l'extérieur et à l'intérieur de soi, les deux étant d'une même nature. A l'extérieur, nous reconnaissons la nature de ce qui nous entoure: nous essayons de comprendre la nature des êtres qui vivent autour de nous et, éventuellement, la nature même des choses et de l'univers. Quand on dit reconnaître, cela ne veut pas dire faire une analyse chimique ou faire de la psychologie, bien que cela en participe, mais essayer de toucher du doigt, de voir clairement la nature des êtres et de l'univers. Et à l'intérieur de soi, il faut faire la même chose: nous nous attachons petit à petit à découvrir de quoi nous sommes faits, ce que nous sommes vraiment.
Cette reconnaissance est une constatation qui paraît toute bête une fois qu'on l'a faite, mais bien souvent on ne s'arrête pas pour la faire. On vit et puis on réagit, mais on ne se pose jamais la question. On se dit: "Je vis au milieu des autres, ils sont bien ennuyeux, ils font du bruit, créent des encombrements, prennent mon travail..." On les considère un peu comme des choses faisant partie de notre paysage ou interférant avec nos désirs. Si nous regardons vraiment nos contemporains, que voyons-nous ? Nous voyons des gens qui existent, c'est-à-dire que, pour chacun d'entre eux, la personne la plus importante est lui-même. Chacun est au centre de l'univers, et il faut reconnaître que c'est valable pour tous autant que pour nous-mêmes, c'est-à-dire qu'ils existent autant que nous. C'est le premier point. Ensuite, nous nous apercevons d'une autre chose: "Comme c'est curieux, tous ces gens-là veulent être heureux; tous ont peut-être des idées différentes sur ce qu'est le bonheur, mais tous veulent être heureux." Et tous veulent éviter la souffrance, à moins que la souffrance ne leur fasse plaisir, auquel cas c'est différent, mais en général les gens veulent éviter la souffrance. Quand on dit cela de cette manière, cela paraît idiot, malheureusement on n'y pense jamais. Lorsqu'on s'attarde à y réfléchir, on s'aperçoit que c'est non seulement valable pour nos collègues de bureau ou nos voisins de palier, mais partout, où qu'on aille dans le monde. C'est une constatation absolument essentielle. On ne va pas d'un seul coup se dire: "Je vais me lancer dans une entreprise pour le bien de l'humanité souffrante, etc." Non, au départ, le premier pas vers l'éveil et la libération consiste tout bêtement à reconnaître aux autres le droit d'exister, et celui de souhaiter le bonheur et d'éviter la souffrance.
Une fois qu'on voit autour de soi non plus des gens ou une foule, mais des personnes, des êtres qui existent, qui ont profondément le désir d'être heureux et la peur d'être malheureux, les choses apparaissent d'une manière différente: on commence à comprendre. Très souvent, on voit les gens agir et on se dit: "C'est idiot, cela ne devrait pas être comme ça !" Effectivement, très souvent, nous commettons des erreurs, mais ces erreurs ont une raison d'être. Chacun d'entre nous se définit en tant que "moi, je" : "je suis important, je veux être heureux, j'ai peur d'être malheureux", alors on s'agite et on agit d'une manière qui peut être juste et sensée ou qui l'est moins. L'important est de comprendre pourquoi les gens agissent, de voir qu'entre eux et nous il n'y a pas de différence.
Lorsqu'on se donne la peine de regarder les choses sans chercher à les transformer ou à les expliquer par de grandes théories, lorsqu'on essaye simplement de comprendre et de savoir, quel est le vrai problème ? C'est la souffrance. Quand cela va bien, il n'y a pas de problème; mais cela s'arrêtera d'aller bien un jour, et ce sera une souffrance. Le vrai problème est donc la souffrance. Cette souffrance, les autres l'éprouvent, nous aussi. Si nous voulons la comprendre, le plus facile est quand même de la voir en nous-mêmes et de chercher d'où elle vient. Qu'est-ce qui nous rend malheureux ? Les autres, bien sûr; c'est toujours la faute de quelqu'un! Mais si nous regardons les choses honnêtement et que nous cherchons à voir au-delà de leur surface, nous nous apercevons que ce n'est plus aussi évident. Même quand les autres sont directement impliqués, la souffrance est en nous-mêmes et, bien souvent, c'est nous qui la provoquons ou qui nous y rendons réceptifs.
Lorsqu'on arrête d'accuser constamment les autres, quand on cesse de se dire que, si cela ne va pas, c'est parce qu'à l'extérieur cela ne va pas, et qu'on se penche d'une manière honnête sur soi-même, on s'aperçoit que les choses peuvent être très différentes en fonction de l'état d'esprit que l'on adopte. Il y a deux sortes d'état d'esprit: celui qui tend à développer une préoccupation sincère pour les autres, et celui dans lequel on a l'habitude de se laisser sombrer et où la seule chose qui compte est soi-même. Dans cet état fondamentalement apathique, nous nous contentons de réagir à ce qui nous arrive: tout n'a d'importance que par rapport à nous-mêmes. Par contre, on s'aperçoit que lorsqu'on se préoccupe des autres, lorsqu'on aide et qu'on donne un coup de main, il y a bien des choses qu'on ne voit même plus passer; les choses qui pourraient être désagréables prennent une importance tout à fait secondaire et sont beaucoup plus supportables. On se rend compte également qu'on voit mieux les choses lorsqu'on n'est pas dans cette espèce d'apathie et de désintérêt, ce qui permet d'ailleurs de les remettre à leur place et de voir clairement ce qu'elles sont.
Pour rendre cela plus explicite, il faut parler de l'amour et de la compassion. Qu'entend-on par amour et compassion ? Il s'agit très exactement de ce dont on vient de parler: l'attitude représentant le contraire de l'apathie, qui consiste à s'apercevoir que les autres existent. On a vu qu'à partir du moment où l'on s'aperçoit que les autres existent, on s'aperçoit également qu'ils craignent la souffrance et qu'ils veulent le bonheur. Pour nous-mêmes, c'est la même chose. Et, dans l'absolu, on ne voit pas pourquoi on ne souhaiterait que cela advienne; il faut avoir l'esprit vraiment mal tourné pour souhaiter le malheur des gens! L'amour est donc ce mouvement tout naturel qui consiste à souhaiter que cela aille bien pour tout le monde, soi-même compris bien sûr .
La compassion est un peu plus compliquée. Bien sûr, il est facile d'avoir de la compassion pour quelqu'un de misérable, pour un enfant qui mendie dans la rue par exemple. Mais la 'compassion pour un tortionnaire ou quelqu'un qui nous ennuie au travail, c'est déjà plus difficile! Et pourtant notre univers fonctionne à partir de lois fondamentales. On en connaît quelques-unes : si nous lâchons une pierre et qu'elle nous tombe sur le pied, cela nous fait mal, c'est la loi de la gravité. Il est une autre loi qui s'appelle la loi de causalité ou loi du karma. Karma est un mot sanscrit qui désigne l'action. Cette loi de l'action et de la réaction est présente dans tous les domaines, dans toutes les actions que nous accomplissons avec notre corps, notre parole ou notre esprit. Il faut savoir que les réactions que vont entraîner nos actions, leurs conséquences, nous rattrapent. On ne sait ni quand ni comment, mais une chose est certaine: une action d'un certain type entraîne des conséquences du même type, c'est-à-dire que si l'on engendre la souffrance et qu'on fait souffrir quelqu'un, on est sûr que tôt ou tard on aura soi aussi à souffrir, peut-être pas de la même personne, mais on sera par exemple confronté à une maladie, etc. Par contre, si l'on s'efforce de soulager la souffrance et qu'on adopte une attitude positive, il est certain que notre vie s'en trouvera facilitée, on ne sait pas comment mais c'est une certitude.
Lorsqu'on connaît cette loi de causalité, il faut en tirer les conséquences. On agit souvent soi-même en dépit du bon sens, mais en plus de cela des millions de personnes également ignorantes de cette loi agissent en toute bonne foi en ne faisant qu'accumuler pour elles-mêmes des causes de souffrance. C'est vraiment comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus d'eux. On en voit qui sont de bonne volonté mais commettent des actes affreux du point de vue du karma et qui donc auront tôt ou tard à en subir les conséquences, par pure ignorance. Alors, ceux qui se laissent emporter par leurs émotions et commettent des actes nuisibles en le sachant, mais sans vraiment en comprendre les conséquences... ! Quand on a profondément compris cela et qu'on regarde les autres avec leur désir de bonheur et leur crainte de la souffrance, on ne peut qu'avoir pitié, éprouver de la compassion et désirer que cela s'arrête. C'est un gâchis, il faut que cela cesse! Telle est la compassion.
Il ne faut surtout pas se dire: "Cela se passe dehors", car nous sommes partie intégrante de ce processus et faisons la même chose. Il ne faut pas s'exclure de ce regard aimant et compatissant que l'on développe pour les autres, mais avoir de l'amour et de la compassion pour soi aussi. Lorsqu'on a peu à peu développé la lucidité et la vigilance, on voit tant d'absurdités, d'erreurs et de souffrances inutiles autour de soi qu'on se dit qu'il faut arrêter. On se met alors à agir d'une manière différente. On commence à tenir compte de ce qu'on peut comprendre des conséquences de nos propres actions. On commence à tenir compte du fait que notre état d'esprit est pour beaucoup dans la nature de nos actes. On en vient à se dire que l'ouverture d'esprit est une bonne chose, que se tourner vers les autres et s'en préoccuper est le meilleur moyen pour rester vigilant également vis-à-vis de soi-même. Peu à peu, on développe des habitudes de pensée et de vie qui ne sont peut-être pas complètement justes ni complètement dépourvues d'erreurs, mais qui sont au moins plus saines.
On pourrait se dire: "J'ai compris et à partir de maintenant tout va devenir facile." C'est en général ce que l'on se dit une fois qu'on a bien réfléchi. Malheureusement, on s'aperçoit que cela marche rarement ainsi: on voit les choses à peu près comme elles sont, on voit très bien ce qu'il faut faire ou ce qu'il faudrait faire, et puis, pour une raison ou pour une autre, on fait le contraire; et là ce n'est pas la faute à « pas de chance ! » C'est de notre faute, c'est nous-mêmes qui ne faisons pas, qui n'agissons pas, qui ne parlons pas, qui ne pensons pas comme nous le devrions. Jusqu'à présent, quand cela n'allait pas, nous pouvions nous dire: "Ce sont les autres, les circonstances, la conjoncture..." Nous avons vu que ces raisons étaient plus ou moins fallacieuses et que, si quelque chose nous empêche d'agir, de penser, de parler comme nous le devrions, cela ne peut venir que de nous-mêmes. Effectivement, les véritables ennemis ne sont pas à l'extérieur, mais en nous, et ils ne sont des ennemis que parce que nous ne les reconnaissons pas. Chacun sait que l'esprit est habité par les émotions. Le malheur est que personne ne nous a jamais appris à les voir fonctionner ni à voir comment elles prennent le pouvoir à l'intérieur de notre esprit. Evidemment, tant qu'elles ne sont pas reconnues pour ce qu'elles sont, tant que nous ne savons pas vraiment comment elles fonctionnent et comment elles tiennent les commandes de notre être, ces émotions s'en donnent à coeur joie. A ce moment-là, ce n'est plus nous qui parlons, c'est notre colère, notre aversion, notre jalousie, etc. C'est grave et cela nous fait commettre des erreurs fondamentales.
Mais à partir du moment où l'on sait que ces émotions existent, où l'on devient vigilant et commence à les voir, elles perdent très vite de leur pouvoir. Qui a le pouvoir à l'intérieur de notre propre esprit ? C'est nous, ce n'est pas forcément notre colère, notre jalousie ou notre cupidité, etc.
Il ne faut surtout pas prendre le mors aux dents et partir en guerre contre les émotions: puisqu'elles sont la cause de nos malheurs, supprimons les émotions, bridons-les, enfermons-les, écrasons-les ! Les émotions sont naturelles. Ce n'est pas contre les émotions qu'il faut partir en guerre, c'est contre le pouvoir qu'elles prennent sur nous à notre insu. C'est facile, il suffit de les voir, d'en prendre conscience, de regarder à l'intérieur de son esprit. Tant qu'on ne les a pas vues, tant qu'on n'a pas reconnu qu'elles étaient là, il est vrai qu'elles prennent le pouvoir et qu'on n'y peut rien: on a cassé la vaisselle avant de s'apercevoir qu'on était en colère, on a déjà dit une vacherie avant de s'apercevoir qu'on était jaloux! Mais à partir du moment où l'on reconnaît qu'elles sont là et où l'on apprend à les regarder, on finit par les voir. Et si l'on se dit qu'on a autre chose à faire que de se mettre en colère ou de se laisser aller à des réflexions, on est libre de le faire. Attention! reconnaître les émotions signifie les voir et se dire "Oui, c'est bien là", et non: "Jaloux moi, pas du tout !" C'est là, mais nous savons que nous n'avons pas à y céder, et pour nous aider à ne pas céder systématiquement à nos émotions, nous avons fort heureusement un allié puissant en la sagesse intrinsèque de notre esprit.
Fondamentalement, l'esprit est lucidité, clarté et sagesse. Lorsqu'il n'est pas encombré d'émotions et de pensées, qu'on lui laisse un petit peu de calme et qu'on se met en face de ce qui se passe, il choisit la solution juste. Si nous regardons notre colère, notre jalousie ou notre cupidité et la voyons vraiment, tout naturellement, au bout d'un certain temps, nous serons amener à choisir une autre solution et cela sans effort particulier. C'est tellement sain, tellement naturel !
Bien que cela ne soit pas difficile, il faut s'entraîner et faire appel à un petit exercice que tout le monde connaît, mais auquel peu se livrent, qui s'appelle pratiquer le contentement. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela ne veut pas dire être béat et penser: "Tout est beau, tout va bien, tout le monde est gentil..." Ce n'est pas cela du tout. C'est reconnaître ce que l'on a ici et maintenant, et voir que l'on est fondamentalement heureux, même quand cela ne va pas. Souvent on rêve au passé: "Ah ! si j'avais fait ceci, si je n'avais pas fait cela, si seulement, si ma mère, si mon père, si mes profs, si mon patron, etc., je n'en serais pas là, je pourrais être mieux, etc." Et chacun en fait au-tant. D'un autre côté, on se dit: "Vous allez voir, quand j'aurai ça, ce sera super! Quand j'aurai mon augmentation, quand j'aurai mon bac, quand... etc." Et, entre temps, on ne vit pas parce que, pour avoir cette fameuse augmentation ou le bac ou ceci ou cela, il y un tas de choses à faire et on les fait comme on peut, parce qu'il y a de l'urgence dans la situation et qu'il faut y arriver. Quand s'est-on dit : "Cela va bien" ? Jamais !
Ou bien nous regrettons quelque chose qui n'existe plus, ou bien nous sommes désespérément tendus vers quelque chose que nous n'avons pas encore, mais ici et maintenant, nous n'y sommes pratiquement jamais. "Il est bientôt l'heure de manger, j'ai faim; quand se termine cette conférence ? etc." Nous sommes sans cesse, à chaque seconde, en train d'agir ainsi. Si l'on veut avoir une chance de voir vraiment ce qui se passe à l'intérieur de l'esprit et de réagir d'une manière qui soit réellement juste, il faut qu'on sache où l'on en est et qu'on se dise vraiment: "Je suis là, les choses sont comme cela, finalement ce n'est pas si mal, et je n'ai pas à souhaiter que cela change; pour l'instant, voyons où j'en suis." .
On pourrait croire qu'il faut adopter une attitude nombriliste : si l'on doit se préoccuper de l'ici et du maintenant, de ce que l'on est, de ce que l'on ressent, de toutes les raisons merveilleuses que l'on a d'être satisfait de son sort, on va s'asseoir et dire: "Comme c'est bien, comme c'est beau !" Non, car nous vivons et la vie est un processus dynamique dans lequel tout change à tout instant. Nous avons besoin des autres et de l'extérieur pour vivre, et si l'on ne regarde que soi, on se momifie. L'attitude qu'il faut développer est ouverte sur les autres on est présent et attentif, on écoute, on voit ce qui va et ce qui ne va pas, on peut aussi souhaiter que cela aille mieux - et, dans le même temps, dans le même mouvement de l'esprit, il s'agit d'une attitude de retour sur soi-même, de la pratique du contentement qui évite de se lancer dans cet éternel déplacement vers le futur ou ce regret du passé. Il y a un mouvement vers l'extérieur dans lequel nous puisons l'essence même de notre expérience; ensuite, nous ramenons cela à nous, mais au lieu d'en faire la matière première de notre insatisfaction ou de notre agitation, nous en extrayons la sève pour réellement acquérir ce qu'on appelle l'expérience: nous goûtons vraiment l'instant et nous comprenons de mieux en mieux. C'est dans ce va-et-vient incessant entre le monde extérieur et soi-même que l'on peut s'améliorer et développer la lucidité, la vacuité d'esprit et le jugement.
A quoi tout cela va-t-il servir ? A comprendre et, en comprenant, à vivre beaucoup plus facilement. Mettons que nous puissions être peu honnêtes avec nous-mêmes. Tout d'abord, nous voyons des choses qui ne sont peut-être pas très agréables: de la colère, de la jalousie, de l'orgueil, de l'avidité. Si nous avons le courage de nous dire : "Après tout, c'est normal, mais cela ne signifie pas qu'il faut que j'y cède", nous comprenons que tout cela est non seulement présent en nous, mais aussi chez les autres. Ce qui est en nous, nous pouvons y faire quelque chose: si nous nous apercevons que le fait de céder systématiquement à la colère ou de laisser notre orgueil s'enfler à un point tel que la moindre piqûre d'épingle nous fait exploser n'est pas très bon pour nous, nous pouvons le corriger.
"Je travaille sur moi, je deviens bon et eux, ils continuent !" C'est là justement qu'il faut reprendre les justes perspectives. Le vent qui souffle fait plier les arbres, mais le vent en lui-même n'est pas notre ennemi: nous nous mettons à l'abri. Nous préférons tous le beau temps, l'air calme et la petite brise, mais quand il y a la tempête, nous ne déclarons pas la guerre à la météo parce qu'il ne fait pas le temps que nous souhaitons. De toutes façons, on n'y peut strictement rien. Pour les émotions des autres, c'est la même chose; les émotions sont des forces naturelles qu'ils ne contrôlent pas. Nous pouvons voir
les autres comme des ennemis, nous fâcher, réagir et réagir encore. Par contre, si l'on pense: "Tout cela est comme le vent, comme la pluie; ce n'est pas toujours agréable, mais je fais avec, je me couvre et me mets à l'abri", les gens qui nous entourent et nous "enquiquinaient" cessent d'être des ennemis, et nous vivons dans un monde en proie à des forces naturelles. Ces forces sont à l'intérieur de nous, elles sont à l'intérieur des autres, nous les contrôlons un petit peu, les autres pas toujours, c'est comme cela. Cela ne veut pas dire qu'on ne va pas faire ce qu'il faut pour se mettre à couvert ou pour désamorcer des situations qui pourraient devenir dangereuses; cela signifie qu'on est tout à fait conscient des limites de notre propre action et surtout qu'on n'exige pas des autres qu'ils changent. Cela serait complètement ridicule et rien ne sert de se mettre en colère après eux parce qu'ils sont ce qu'ils sont.
Revenons à ce que nous disions au début lorsque nous parlions d'équanimité. Nous possédons maintenant les outils pour parvenir à ce lâcher prise et à cette équanimité. Il y a tout d'abord la prise de conscience que les autres existent et qu'ils sont semblables à nous. On s'aperçoit ensuite de notre saisie égocentrique: c'est le "moi, je" ; chez les autres aussi, existe ce "moi, je". Enormément de choses sont accomplies d'une manière maladroite parce que justement on ne tient pas assez compte de tout cela. On s'entraîne à voir ses émotions et à s'en défaire. Bien entendu, cela ne va pas se faire du jour au lendemain, parce que, depuis que nous sommes tout petits, nous avons fait le contraire, et ce n'est pas parce nous avons décidé que cela allait changer que demain cela sera changé !
Nous avons de mauvaises habitudes, nous pouvons en prendre des bonnes. Nous avons bien appris à nous laver les dents, nous pouvons aussi apprendre à être vigilants à ce qui se passe en nous-mêmes. On s'entraîne à se retrouver ici et maintenant et non pas il y a deux ans ou trente secondes, ou dans le futur quand on sera à la retraite ou en vacances, ou quand on aura le temps de penser! On peut aussi se dire: "L'amour et la compassion ne sont pas du tout aussi ridicules que ces grands mots veulent bien le laisser paraître. C'est tout naturel." L'amour consiste à désirer que cela aille bien pour tout le monde, pourquoi souhaiterions-nous le contraire ? Il consiste à désirer que les êtres ne souffrent pas, pourquoi voudrions-nous qu'une souffrance soit entretenue ? Si on développe cela, on s'aperçoit tout naturellement que les choses qui nous rendaient malheureux et auxquelles nous étions complètement agrippés n'ont plus aucune espèce d'importance; nous n'en sommes pas diminués, au contraire nous
sommes beaucoup plus heureux. Le lâcher prise n'est pas un processus qui se fait comme cela, tout d'un coup. On s'y entraîne petit à petit, mais il faut commencer maintenant, sinon nous n'avons aucune chance d'y arriver. Ce n'est pas le fait d'êtres extraordinaires, c'est à la portée de chacun et on peut le faire maintenant.
Parler ne suffit pas, il faut passer à la pratique. Nous vivons avec des gens que nous côtoyons tous les jours, et très souvent ce sont des gens que nous aimons. Pourtant, de temps en temps des nuages passent et on se dispute un peu. Nous avons tous connu la mauvaise humeur et le mal-être. Il est temps de se demander comment cela survient.
Quand on a une prise de bec avec quelqu'un, en règle générale, ce n'est pas à propos de quelque chose d'essentiel, mais pour un petit détail: "T'as encore pas plié ta serviette !" De la façon dont on le dit dépend tout le reste. Si on a le malheur de dire: "T'as encore pas plié ta serviette" sur un ton excédé, il est un peu près certain qu'on passera une soirée intéressante! De la même façon, quand quelqu'un nous parle sur un ton qui ne nous plaît pas, nous réagissons et, en général, ce n'est pas tant la chose que l'on dit que la manière dont elle est dite qui justement provoque le drame. Et c'est l'accumulation de ces petites réactions qui détériore les relations. Lorsqu'on est irrité par quelqu'un, il faut se demander pourquoi: "Pourquoi me tape-t-il sur les nerfs ? Pourquoi ai-je envie de lui rentrer dedans ou de lui dire quelque chose de pas gentil du tout ?" Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous nous apercevons que c'est notre orgueil qui est touché. "Comment! Il ose me parler à moi sur ce ton-là! Moi qui suis son chef, son directeur ou son mari ou sa femme !" Nous voyons que derrière notre réaction, qui est une réaction tellement habituelle qu'elle nous paraît naturelle, se cache~t des émotions, en général la colère, la cupidité ou la jalousie. Ce sont des choses toutes simples, mais nous ne les voyons pas et nous nous laissons aller à réagir. A partir du moment où l'on fait l'effort de regarder et donc de voir, on peut désamorcer un certain nombre de choses, comprendre les réactions des autres - se dire: "ce qui parle en lui, c'est la colère, c'est la jalousie, c'est la cupidité" - et faire en sorte de ne pas se laisser immédiatement aller à ce genre de réactions. Le fait de voir ce qui a été touché ou blessé en nous permet de replacer les choses dans leur contexte. Evidemment, ce n'est pas magique, mais petit à petit on finit par se référer à ce qui est réellement important. Et si nous lâchons prise, les autres autour de nous vont eux aussi lâcher prise. Pour se prendre de bec, il faut être deux; si l'on arrête, l'autre ne peut pas vraiment continuer tout seul, ou alors c'est pathologique !
N'importe qui peut réaliser cela, à condition d'avoir un petit peu de méthode. Ce sont des habitudes, et tout comme l'hygiène corporelle cela commence le matin en se levant. Au moment où les choses ne sont pas très claires et où l'on est particulièrement irritable, c'est là qu'il est important de se dire: "Halte! Attention! D'abord, remettons-nous dans nos chaussures." On prend un temps, après avoir bu son café par exemple, pour se retrouver ici et maintenant. Nous avons vu que notre grand sport était de regretter ce qui n'est plus, d'espérer ce qui n'est pas encore et, entre les deux, d'être comme un élastique trop tendu. On prend donc quelques minutes pour être ici et maintenant et ne rien vouloir. On n'écoute pas les infos, on est là, tout bêtement présent, sans rien vouloir, sans rien se demander. Par contre, on ne s'endort pas et on ne rêve pas. Quelques minutes pendant lesquelles on se contente d'être là. On s'aperçoit que pendant ces quelques minutes l'esprit a retrouvé son état naturel d'équilibre, condition sine qua non pour retrouver une certaine lucidité et voir ce qui se passe ici et maintenant. Pendant qu'on est dans cette grande clarté, on décide d'essayer de faire en sorte de ne pas envenimer les choses et on souhaite que tout aille bien pour tout le monde, soi-même compris. Si l'on peut, on fera même en sorte de donner un coup de main. Cela paraît n'être rien, mais il est essentiel de commencer la journée comme cela. C'est une habitude que l'on débloque. Et, peu à peu, on s'aperçoit qu'on reprend quelques secondes ou quelques minutes dans la journée pour se retrouver ici et maintenant, et non plus dans le passé ou dans le futur. Et cette motivation de faire que tout aille bien réapparaît aussi: on peut la réactiver dans la journée. Ce n'est pas très compliqué, c'est juste une bonne habitude à prendre qui est la clef de tout le reste.
On s'établit ainsi dans l'habitude d'être conscient de ce que l'on fait, d'être présent à ce que l'on fait. Encore une fois, cela n'arrive pas d'un coup, car par moments on est complètement ailleurs. Cependant il y a de plus en plus de moments où l'on se dit: "Je suis là et qu'est-ce que je suis en train de faire ? Ce que je suis en train de faire est juste, ce n'est pas mal." On passe ensuite à un degré supérieur de conscience et de pratique. Lorsque les choses se font de la manière la plus juste possible, qu'on a évité autant qu'on pouvait la souffrance pour soi et pour autrui, qu'on a fait un travail utile non seulement à soi mais aussi aux autres, il y a de quoi être satisfait. Et lorsqu'on a quelque chose de beau ou de bien, pourquoi ne pas en faire cadeau ? On éprouve de la gratitude, on reconnaît que c'était beau et on l'offre aux autres. Offrir intérieurement paraît ridicule, c'est pourtant une attitude essentielle. A partir du moment où nous offrons, ce n'est plus notre chose et nous lâchons prise. A partir de là, nous ne pouvons plus être atteints et ce qui était bien ne peut plus être gâché. C'est ce que nous allons faire maintenant: merci pour le fait d'être venu; merci pour le fait d'avoir pu nous réunir et de ne pas nous être endormis pendant tout ce temps! Avoir pu écouter et dire ces choses-là est important pour ceux qui les ont écoutées et pour ceux qui les ont dites et transmises, nous pouvons donc en faire cadeau. C'est un moment qui s'est passé du mieux possible; il n'a sûrement pas été parfait, mais chacun a fait de son mieux, nous pouvons donc l'offrir.
Dhagpo Kagyu Ling
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