"Le bouddhisme est un mode de vie par lequel nous développons les qualités de notre esprit.
C’est un mode de vie très particulier, car c’est une façon d’atteindre le bonheur
sans nuire à autrui."

LE XVIIe GYALWA KARMAPA, TRINLEY THAYÉ DORJÉ

Revue "Tendrel"

Retrouvez sur cette page des enseignements parus dans la revue "Tendrel" éditée par Dhagpo Kagyu Ling jusqu'en 2002.

ETRE L 'ARCHITECTE DE SA VIE

 Jigmé Rinpoché

 

Trop souvent, nous avons l'impression d'être emportés, sans liberté, par le flot des événements et des circonstances. Il nous semble que nous n'avons pas de prise sur les situations, sur nos joies et nos peines, sur notre destin, sans compter le désarroi de notre esprit. Il existe portant des méthodes qui permettent, avec conscience et lucidité, d'avancer sans peur dans l'existence, de faire face aux situations adverses, d'être l'architecte de sa vie. C'est ce qu'a enseigné Lama Jigméla au mois d'avril 94.

 

T out d'abord, nous allons prendre refuge et développer l'esprit de l'éveil. D'une manière générale, quoi que l'on fasse, il est nécessaire d'orienter correctement son esprit et de s'établir dans une juste disposition. Orienter correctement veut dire prendre refuge, tourner son esprit vers le but à atteindre, qui est l'état de bouddha.

Il s'agit de tourner résolument sa conscience vers cet état ultime de l'esprit, en sachant que tous les efforts que nous ferons à partir de cet instant tendront à nous rapprocher de ce but. Cela signifie également tourner son esprit vers les moyens mis à disposition, ce que l'on dénomme sous le terme générique de dharma, qui comprend des enseignements, des techniques, etc. Et c'est enfin se tourner vers la communauté, la sangha, c'est-à-dire l'ensemble de ceux qui sont parvenus plus loin sur ce chemin, qui sont à même de nous enseigner cette voie, de nous guider et de nous éviter un certain nombre d'erreurs que nous ne manquerions pas de commettre.

Ainsi donc, ayant pris refuge, nous étant tournés vers le Bouddha, le dharma, la sangha, nous nous apprêtons à accomplir des actes positifs. Dans le cas présent, c'est suivre des enseignements. Il faut se rappeler qu'on ne les suit pas pour soi tout seul, mais que la finalité de toute pratique ou de tout enseignement, puisque tout enseignement doit mener à une mise en application dans la vie pratique, est le bien de tous les êtres.

Il faut donc se souvenir que cette mise en application des enseignements doit se faire non seulement pour notre bien propre, pour notre bénéfice, mais dans le but d'aider tous les êtres à s'établir dans l'au-delà de la souffrance.

D'une manière formelle, on récite une formule en tibétain qui affirme: "Depuis l'instant présent jusqu'à ce que j'atteigne l'éveil ultime, je me tourne vers le Bouddha, je me tourne vers le dharma, je me tourne vers la sangha, ceci non seulement pour mon bien propre, mais dans le but d'amener à l'éveil tous les êtres. »

Lorsqu'on parle de devenir l'architecte de sa vie, qu'est-ce que cela signifie ? Quand on construit un édifice, on fait un plan; pour mener sa vie, encore faut-il savoir ce que l'on veut en faire. Il faut pouvoir reconnaître ce qui est important aujourd'hui pour soi. Il faut savoir quel but on recherche, le fruit que l'on veut obtenir et avoir une idée des méthodes grâce auxquelles on parviendra à ce but.

La base essentielle est un esprit stable. Qu'entend-t-on par là ? On entend un esprit qui puisse développer suffisamment de lucidité pour voir les choses telles qu'elles sont, pour n'être pas, quand il est nécessaire d'agir, encombré par des soucis qui viendraient l'embrumer, perturber sa clarté et ses facultés. Cet esprit stable est donc la première chose, celle sans laquelle on ne peut rien construire.

En fait, on s'aperçoit très rapidement que la stabilité de l'esprit est quelque chose qui provient de l'usage de cette stabilité, c'est-à-dire que l'esprit peut être stable à partir du moment où on l'utilise pour tenter de reconnaître ce que sont les choses, les êtres, les événements, sans rajouter par dessus un tas d'émotions, de préjugés, de préconceptions qui viendraient troubler cette prise de conscience du monde dans lequel on vit.

Il est important de savoir que la stabilité d'esprit n'est pas quelque chose qui existe en soi, de façon indépendante, et qui serait permanent; elle est maintenue, entretenue, approfondie par l'usage même que l'on en fait, c'est-à-dire qu'on utilise l'esprit pour opérer cette reconnaissance plutôt qu'opérer une projection.

Le bouddhisme a l'habitude de présenter tout enseignement en trois volets: la base, le chemin et le fruit. La base est ce dont on dispose, le chemin sont les moyens et le fruit est le but vers lequel on se dirige. Il est important de savoir où l'on va, mais une fois qu'on le sait, il faut concentrer son énergie et son attention sur le chemin et la base.

Le chemin est constitué par les différentes techniques et les différents enseignements, et la base par ce que l'on est et ce qui nous entoure. Il est très important, à partir du moment où l'on a déterminé un but, par exemple l'état de bouddha, de s'efforcer ensuite d'avoir un maximum de renseignements et donc d'enseignements sur ce qui constitue la base et le chemin. C'est ce que l'on appelle la pratique de l'écoute.

On s'aperçoit que cette base, c'est soi-même; et soi qu'est-ce que c'est ? C'est une conscience, un esprit. Il va falloir essayer de reconnaître, de comprendre ce qu'est ce "moi". Effectivement, si on veut progresser, agir, se diriger vers un but, encore faut-il qu'on sache exactement de quoi on dispose, quels sont le véhicule et les instruments qu'on utilisera.

En général, on a une idée que l'on pense claire de ce que l'on est soi-même, mais il convient d'approfondir cette idée et d'aller voir ce que l'on est réellement. Pour cela, on aura besoin d'autre chose que de sa simple intuition, on aura besoin d'enseignements. Dès le départ, on lie les deux faces que sont l'écoute des enseignements et leur mise en pratique, c'est-à-dire que l'on développe la connaissance de la base en commençant à s'engager dans ce que l'on appelle le chemin.

En ce qui concerne cette base, ce moi, c'est ce qui reçoit, ce qui fait l'expérience de l'univers et des choses. C'est donc ce qui éprouve souffrances ou satisfactions. Une fois que l'on a compris cela, on peut mettre les choses au clair. S'il n'y a que satisfactions, si l'univers est satisfaisant, il n'y a rien à faire, c'est très bien. Le problème vient du fait que, en général, on se heurte très vite à l'insatisfaction ou souffrance.

Une des premières choses à essayer de voir est ce qu'est cette souffrance, et aussi qu'elle est omniprésente, c'est-à-dire qu'il n'y pas pour nous de possibilité d'exister sans éprouver de la souffrance, et que même ce que nous appelons satisfaction cache en son sein une souffrance potentielle. Cela est la première des Quatre Nobles Vérités : "Tout est souffrance" et il est extrêmement important de bien la comprendre parce que c'est le moteur de tout le reste.

Effectivement, si l'on est dans une situation de totale satisfaction, il n'y a pas besoin d'aller chercher ailleurs, on peut se contenter de demeurer comme l'on est. Ce qui nous pousse à chercher quelque chose d'autre, à progresser vers l'état de bouddha, c'est justement le fait que la souffrance existe et que l'on veut tout naturellement s'en débarrasser; il faut donc la reconnaître.

Une fois que l'on a pris conscience de la réalité de la souffrance et de son inéluctabilité, du moins dans la mesure actuelle de nos connaissances et de nos capacités, on peut s'attacher à en chercher la cause. Dans un premier temps, on trouve des causes extérieures à sa propre souffrance, mais très vite on est amené à s'apercevoir que la véritable cause de notre souffrance est en nous-mêmes : elle est en chacun de nous.

C'est une excellente nouvelle, car si notre souffrance dépendait uniquement des conditions extérieures, nous ne pourrions pas y faire grand chose, sauf fuir éventuellement; mais à partir du moment où la souffrance est produite à l'intérieur même de notre esprit, où elle dépend en quelque sorte de nous-mêmes, on peut chercher un moyen d'y mettre un terme de l'intérieur, à partir d'une action sur l'esprit. Changer quelque chose à l'intérieur est tout à fait possible.

Si on considère la base dont on a parlé, on s'aperçoit qu'il s'agit de soi, de sa conscience, de son esprit et que c'est de cette base que dépend tout le reste, c'est-à-dire que le bonheur, le malheur, la souffrance ou la félicité ont à la fin des fins leur cause dans notre propre esprit. D'une certaine façon, notre destin dépend uniquement de nous-mêmes. Une fois qu'on a compris cela, tout le reste est annexe.

Après, on peut évidemment approfondir les causes de la souffrance et du bonheur, les moyens d'échapper à la souffrance, etc., mais au départ il est important de bien comprendre que notre bonheur ou notre malheur dépend de nous-mêmes. Cette compréhension est importante car elle permet d'agir de façon à apporter un remède définitif à cette souffrance, mais elle est importante aussi d'une manière immédiate parce qu'à la souffrance qui vient des circonstances s'ajoute très souvent une souffrance faite d'angoisse, de crainte, de découragement, car on a l'impression d'être soumis à des événements extérieurs qui ne dépendent pas de notre contrôle et qui nous imposent indéfiniment des situations déplaisantes ou effrayantes. A partir du moment où l'on réalise que l'on détient la clef, et qu'on peut aller vers un état sans souffrance ou bien prolonger cette souffrance, une grande partie des peurs s'évanouit parce qu'on s'aperçoit que l'on peut réellement faire quelque chose et prendre les commandes.

On pourrait très bien se dire que ce qui fait notre souffrance vient du fait que nous ne sommes pas plongés dans une immobilité absolue : en effet, si la conscience était plongée dans une immobilité absolue, il ne se passerait rien, et en particulier il ne se passerait ni souffrance ni bonheur, celui-ci n'étant pas en fait dépourvu de souffrance. Mais il se trouve que la réalité n'est pas du tout comme cela; dans la réalité, il y a ce que l'on peut appeler "un mouvement de la conscience", c'est-à-dire qu'il y a des productions de cette conscience et c'est là que les choses se gâtent.

Ces productions fatalement débouchent sur l'insatisfaction, le désir, l'aversion, etc., et nous nous retrouvons dans la situation dans laquelle nous sommes tous plongés actuellement, c'est-à-dire que nous baignons dans un milieu que nous appelons le monde, l'univers, qui nous est apparemment extérieur et qui n'est pas toujours rose, et même si nous restons à ne rien faire nous sommes confrontés à la souffrance, ne serait-ce que parce que nous avons faim et soif par exemple.

Il est donc bien gentil de dire que la souffrance est une production de la conscience et que c'est dans la conscience qu'il convient de l'arrêter, mais ce n'est pas vrai puisque l'univers lui-même se charge de nous rappeler son existence et nous inflige de l'extérieur des souffrances. Cet univers, qui le perçoit ? C'est notre conscience, notre esprit, et ce que nous percevons de l'univers est très exactement l'interprétation qu'en donne notre esprit.

Si l'on regarde bien, nous n'avons, pour connaître l'univers, que nos sens et ceux-ci sont analysés par notre conscience; donc tout ce que nous connaissons et tout ce que nous pourrons jamais connaître de l'univers sera l'image de cet univers dans notre conscience. Même des événements extérieurs tels des cataclysmes, etc. n'ont de réalité que par le fait que notre conscience les interprète, et notre conscience les interprète d'une certaine manière qui n'est pas innocente, qui n'est pas forcément la même pour tous les êtres.

C'est la façon dont la conscience interprète l'univers qui en définitive engendre la souffrance. La clef de la souffrance, la véritable production de la souffrance se trouve bien dans la conscience de chacun d'entre nous et non pas à l'extérieur, à condition de considérer les choses d'une manière vraiment logique et jusqu'à la base.

 

Entendre de telles vérités ne sert pas à grand chose tant qu'on ne les a pas réellement touchées du doigt ; et pour les percevoir encore faut-il donner à notre esprit la capacité de le faire, une certaine liberté d'aller voir, un espace intérieur. Tant que l'on reste au niveau où l'on réagit aux choses, c'est-à-dire à la surface des choses, tant que l'esprit est ballotté par tout ce qui se produit, on perçoit effectivement la réalité mais on la perçoit encore une fois en termes de souffrance, d'agitation, d'insatisfaction ou de bonheur, etc., et il est impossible de gratter jusqu'à la racine des choses.

Il faut donc trouver un état d'esprit qui nous permette, au sein de cette agitation apparente, d'aller plus loin afin de chercher les véritables mécanismes de l'univers. Mais ceux-ci sont en fait contenus dans notre propre conscience, et il s'agit donc d'aller retrouver au sein de l'agitation ces vérités, d'aller voir effectivement comment sont les choses, qu'est-ce que le bonheur, qu'est-ce que la souffrance, quelles en sont les causes, etc. Cela dépend d'abord d'une volonté de le faire, mais aussi du fait que l'on offre à l'esprit une sorte d'espace intérieur pour le faire.

Il est important de comprendre que la clef de notre souffrance et de notre bonheur se trouve en nous-mêmes et de savoir qu'il existe dans l'esprit la capacité de reconnaître clairement tout cela. Bien entendu, on ne peut faire cela en trente secondes; il ne suffit pas de dire: "je vais regarder" pour voir, il faut petit à petit faire retrouver à l'esprit sa clarté et sa limpidité, de manière à ce qu'il devienne un instrument capable de percevoir vraiment tout ce qui est dit.

Mais il est important, avant d'opérer la reconnaissance directe qui est libératrice, de pouvoir intellectuellement comprendre ce dont il s'agit. Deux choses doivent être liées: d'une part, la reconnaissance, "je touche du doigt, je vis, je fais l'expérience de telle et telle vérité", mais d'autre part il faut auparavant appréhender intellectuellement, "je sais que cela existe, je comprends à peu près; je sais bien que ma compréhension n'est pas la chose elle-même, qu'elle est différente de ce que je trouverai quand je vais vraiment voir, mais au moins je sais que cela existe et j'ai une idée à peu près correcte du mécanisme en jeu". Sans cette compréhension préliminaire, la reconnaissance, qui est en fait le but vers lequel on tend, ne peut pas s'opérer.

Au départ, il convient d'adopter une attitude relativement raisonnable et humble, en ce sens que tout ce que l'on fera ensuite sera un effort pour voir les choses de plus en plus clairement, et il est important de se replacer réellement là où l'on est. Il est très bien de savoir que l'éveil ultime et les terres pures existent, mais là, maintenant, qu'est-ce qui est vraiment important ?

C'est notre condition actuelle, avec nos limitations. Nous sommes plongés dans l'ignorance et il faut que petit à petit nous traitions cette ignorance au niveau où nous en sommes. Nous sommes ici, maintenant, que pouvons-nous faire ? Essayer de comprendre l'univers et le faire d'une manière tout à fait pragmatique, c'est-à-dire qu'on essaye de comprendre ce qui est à notre portée. Les grandes lois de l'univers ne sont pas ce qui nous importe pour l'instant, mais comment cela marche, comment nous fonctionnons et comment nous nous relions à ce qui est notre entourage immédiat; c'est vraiment là dessus qu'il faut porter toute son attention, car c'est le seul champ réellement important de connaissance.

Une chose dont on peut prendre conscience très rapidement, c'est la loi fondamentale que l'on appelle loi de causalité ou loi du karma. Cette loi qui veut que tout événement ait une cause et produise des effets - quelque part, tout ce que nous sommes maintenant est relié à ce qui a été, tout ce qui nous arrivera plus tard dépend de notre attitude présente - est valable pour tous les événements de l'univers dans lequel nous vivons, c'est-à-dire que tous les phénomènes sont liés à cette loi de causalité.

Il est certain qu'on ne prend pas d'emblée conscience de toutes les implications de la loi du karma, mais on commence à se rendre compte. Il ne se passe rien qui n'ait eu une cause auparavant et il ne se passera rien qui n'ait maintenant sa propre cause.

Il faut donc prendre conscience que l'on est à l'endroit même où se crée l'univers, où tout se décide en fonction de ce qui s'est passé, qu'il existe une possibilité de changement pour influencer ce qui se passera; il faut voir que c'est vrai dans les petites choses et comprendre que cela l'est également pour des choses qui sont beaucoup moins évidentes et tangibles.

Tout cela permet de peu à peu s'établir dans un état d'esprit plus stable parce qu'on a un espace intérieur de conscience, l'impression d'être plus à l'intérieur de nous-mêmes dans notre compréhension des choses. Pour cela, il convient de développer progressivement une attitude d'équilibre, de juste milieu. D'un côté, on observe des phénomènes qui sont petits et qui sont justes: par exemple, si on lâche une pierre et qu'elle nous tombe sur le pied, cela nous fera mal. C'est un exemple immédiat de ce que l'on appelle la loi de causalité.

Evidemment, s'arrêter là, c'est s'arrêter à des choses un peu étriquées et parcellaires; c'est comme si on voulait regarder un tableau en mettant le nez dessus, on verrait les touches mais on n'aurait pas une vue d'ensemble. De temps en temps, il faut donc s'écarter et tenter de voir comment ont pu se dérouler des actions parfois un peu insignifiantes qui ont amené des conséquences que l'on n'avait pas prévues.

C'est une vision de la loi de causalité qu'on peut appeler extérieure, c'est-à-dire qu'une action extérieure amène des conséquences extérieures qui vont être elles-mêmes génératrices de souffrance ou de bonheur. Il convient alors de se demander de quoi dépendent en définitive la souffrance ou le bonheur.

Ils dépendent d'une part des circonstances, et c'est la loi de causalité telle qu'on vient de la décrire, mais ils dépendent aussi et surtout de la façon dont on décrypte cette réalité, dont notre conscience l'appréhende.

Pour donner un exemple, mettons qu'on aime le vin; si on en boit un verre, on trouve cela excellent, mais si on en donne à un bébé, il hurlera. En fait, on n'appréhende pas la même chose de la même façon et ce que nous percevons comme souffrance maintenant n'est pas forcément souffrance: si notre conscience change et déchiffre différemment, cela ne sera peut-être pas souffrance.

La façon dont la conscience déchiffre l'univers est aussi le fruit d'un karma, le nôtre. On prend ainsi conscience, d'une manière beaucoup plus globale, de l'interaction entre notre conscience et l'univers et du fait que tout cela est soumis à une même loi qui est la loi de causalité.

Petit à petit, grâce à cette compréhension, on se détend; en effet, une grande partie de notre incompréhension vient du fait que nous sommes crispés; nous sommes donc plongés dans la peur parce que nous ne voyons pas clairement et ne comprenons pas. Si l'on est dans une pièce et qu'on reçoit des coups de partout, on se trouve plongé dans la terreur; à partir du moment où la lumière est allumée, on s'aperçoit qu'on se déplaçait dans une pièce encombrée. De la même façon, à partir du moment où l'on commence à comprendre, on se détend et plus on est détendu, mieux on comprend, car l'esprit est de moins en moins perturbé, de moins en moins troublé par les craintes.

 

En fait, la véritable cause de notre souffrance est l'ignorance, une ignorance profonde, active. Ce n'est pas seulement le fait de ne pas savoir à quelle heure arrive le prochain train de Paris ou le fait de ne pas connaître quelle chose est derrière ce mur; ce n'est pas de cette ignorance là qu'il s'agit.

Il s'agit du fait de prendre réellement des vessies pour des lanternes, c'est-à-dire de croire que les choses fonctionnent d'une manière alors qu'elles fonctionnent d'une autre manière et de vivre en fonction de cela. Cette ignorance, que l'on appelle avidya, est réellement l'ignorance de base, c'est elle qui est à l'origine de toute notre souffrance et la démarche consiste à petit à petit l'éroder, à l'enlever par couches, à l'affaiblir de manière à ce qu'elle ait de moins en moins de prise sur le fonctionnement de notre esprit.

 

On prend donc conscience de la loi de causalité, de tout un tas de choses qui se passent en nous et hors de nous, on voit comment elles sont liées, etc. Nous nous tournons également vers ce qui nous entoure réellement: c'est bien gentil de voir les choses de notre point de vue, mais il faut qu'on s'aperçoive qu'il y a autour de soi d'autres personnes, c'est-à-dire d'autres consciences et d'autres points de vues.

Ce sont des gens qui existent autant que nous-mêmes existons et nous nous apercevons que brutalement le schéma s'agrandit, et quand on prend conscience des êtres qui sont autour de nous dans l'univers, cela devient encore beaucoup plus vaste. C'est comme s'il y avait autant de miroirs, d'univers qu'il y a d'êtres, et on s'aperçoit que dans les interactions entre l'univers et soi, on ne peut plus seulement tenir compte de ses émotions, de ses états d'esprit, de sa compréhension; on est forcément obligé de tenir compte des interactions, de l'état d'esprit, de la compréhension, de l'incompréhension, des émotions de ceux qui nous entourent.

Bien évidemment, cela complexifie le paysage mais d'un autre côté cela le rend aussi plus compréhensible parce que beaucoup d'éléments nous échappaient plus ou moins auparavant: il y a beaucoup de choses qui arrivent parce que les autres sont comme nous-mêmes soumis à l'ignorance, qu'ils sont comme nous soumis aux émotions, à l'incompréhension, etc.

Tout le processus consiste donc, à partir d'un état où l'on est un peu noué et un peu replié sur soi-même, à progressivement se déplier et s'ouvrir, à commencer à comprendre et à voir de la manière la plus vaste possible. On s'aperçoit que plus on voit d'une manière vaste, moins on est tendu; cela ne veut pas dire qu'on a diminué les problèmes autour de soi, ils sont toujours présents, ils ont toujours été là, mais on les comprend mieux et on est plus à même de voir ce qui nous arrive, de comprendre pourquoi il y a des situations désagréables et pourquoi il y a en d'autres qui sont agréables, etc.

C'est un effet de résonnance: mieux on comprend, plus on est détendu, plus on est détendu et mieux on comprend, etc. C'est comme cela que progressivement notre vision s'approfondit et s'approche d'une reconnaissance des choses et des êtres tels qu'ils sont réellement.

On constate que ce qui fait la différence entre le fait d'aller vers moins de souffrance et celui de continuer à engendrer une souffrance que l'on ne contrôle pas tient en deux mots: ignorance et reconnaissance, ou disons plutôt moins d'ignorance. Donc toute démarche qui tend vers moins d'ignorance - encore une fois on parle de l'ignorance fondamentale - tend vers moins de souffrance. Tout ce qui entretient l'ignorance tend à entretenir la souffrance. Le dire est une chose, mais cela ne suffit pas, il faut l'expérimenter: il faut avoir expérimenté le fait d'avoir diminué un peu l'ignorance pour voir en même temps diminuer sa souffrance.

D'autre part, on s'aperçoit que, dans la réalité, les choses dépendent de deux pôles: nous-mêmes et ce qui est autour; sur nous-mêmes, nous n'avons déjà pas un contrôle absolu, mais nous avons très peu de contrôle sur ce qu'il y a autour, et on peut dire que notre souffrance ou notre bonheur dépend d'une part de quelque chose sur quoi nous avons une relative possibilité d'influer et que d'autre part il y a tout un domaine qui nous échappe.

Il faut reconnaître cela, mais la façon dont les choses apparaissent et la façon dont nous les percevons dépendent beaucoup de nous-mêmes. Si nous comprenons mieux ce qui se passe autour de nous, sans rien changer autour de nous, nous pouvons éviter un certain nombre de souffrances; c'est l'histoire de la pièce encombrée de meubles: quand on fait la lumière, on passe entre les meubles, rien n'a été changé, il y a seulement un peu plus de lumière.

Quand on comprend mieux ce qui se passe autour de soi, on évite de se cogner aux êtres et aux événements. Il y a des choses que l'on ne peut pas éviter, mais même pour celles-là il se peut que petit à petit notre conscience parvienne à les interpréter d'une manière différente. Plus on diminue l'ignorance, plus ce qui apparaît comme cause de souffrance, comme intolérable, devient anodin, perd de sa puissance et de son influence. En définitive, c'est toujours de soi que cela dépend; c'est vrai à partir du moment où on supprime l'ignorance. Supprimer l'ignorance veut dire atteindre la libération, tarpa en tibétain. Tant qu'on n'est pas libéré de l'ignorance, il y a toujours de la souffrance. On ne peut diminuer la souffrance qu'en diminuant l'ignorance.

 

Le fait de n'être pas isolé dans l'univers, mais de comprendre qu'on est entouré d'une myriade d'êtres qui tous ont autant droit que nous à l'existence implique un certain nombre de conséquences, et parmi celles-ci l'observation d'une certaine éthique. Qu'entend-t-on par là ? Un certain nombre de choses sont génératrices d'ignorance et de souffrance, et sont donc contraires au but qu'on s'est proposé qui est d'atteindre l'éveil.

Toutes ces choses-là sont dites néfastes ou négatives. A partir du moment où on a pris conscience que tout acte a des conséquences, donc que toutes nos actions ont des conséquences, sur nous, sur l'univers et sur les êtres qui nous entourent, et que ces mêmes conséquences seront la cause d'autres conséquences qui, finalement, devront être éprouvées par nous-mêmes.

Si on sème des causes positives, il y a des chances pour qu'on soit confronté à une situation qui soit plus positive; si on sème des causes négatives, il y a fatalement des chances pour qu'on soit confronté à une situation négative. Tel est le schéma.

Tous ces êtres réagissent les uns sur les autres et nous-mêmes sur ce qui nous entoure. Cette action ne s'arrête pas à l'instant que nous sommes en train de vivre, elle dure depuis très longtemps, elle a commencé avant que nous ne venions au monde et elle se poursuivra après. Il faut savoir que nos actions ont des conséquences qui dépassent très largement ce que nous pouvons prévoir; nous ne pouvons jamais dire d'une action que ses conséquences vont s'arrêter à deux heures ou dix jours, etc.

On ne sait pas ce qu'on lance, c'est pourquoi il est important d'en connaître plus exactement la nature, c'est-à-dire de reconnaître certaines actions comme fondamentalement négatives. Sur l'instant, elles n'auront peut-être pas de conséquences dramatiques, mais cela peut se prolonger et on ne sait pas ce que cela donnera.

Il vaut donc mieux s'arrêter. Telle action est fondamentalement positive; pour l'instant, elle n'a pas l'air de servir à grand chose mais au moins elle ne peut pas faire de mal, et de toutes façons elle aura peut-être des conséquences énormes qu'on ne peut pas prévoir. On s'engage donc dans cette action.

La conséquence directe de la prise de conscience de la loi de causalité, de l'interdépendance de l'univers et de nous-mêmes, de nous-mêmes et des gens qui vivent avec nous dans cet univers, etc., finit par nous conduire à une éthique basée simplement sur le fait que certaines actions peuvent être considérées comme fondamentalement négatives et d'autres comme fondamentalement positives. Parce qu'on comprend un petit peu comment cela a des chances de marcher, on s'abstient des unes et on accomplit les autres.

Pour poursuivre dans ce chemin de la clarification, de la vision, pour mieux comprendre comment cela fonctionne, on dit la même chose mais d'une autre façon. On dit: notre esprit en fait est soumis à l'ignorance et cette ignorance se manifeste de deux façons, l'une par ce que l'on appelle le voile de connaissance ou voile de la perception, et l'autre par le voile des tendances fondamentales ou des habitudes.

C'est intéressant parce que cela revient à dire ce que l'on a dit auparavant d'une manière plus catégorielle, plus facile à classifier intellectuellement. Le voile des tendances fondamentales est ce qui se manifeste de la manière la plus évidente. Le fait qu'on puisse être en colère, le fait qu'on ait peur, le fait qu'on éprouve des angoisses, le fait qu'on soit jaloux etc., le fait que systématiquement on refuse de voir un certain nombre de choses peut être à certains moments extrêmement dangereux. Tout cela représente le voile des tendances fondamentales, c'est une manifestation d'avidya au niveau de la surface de l'esprit.

Ensuite, il y a une manifestation beaucoup plus profonde qui est le voile du mode même de connaissance, c'est-à-dire le fait que, indépendamment des émotions, de ce qui trouble la surface de notre esprit, notre conscience fonctionne dans un mode duel et que nous sommes incapables de penser "plein " sans penser au vide autour , de penser "être" si quelque part dans notre esprit il n'y a pas une notion de non-être.

Cela se décline encore par le fait que nous percevons tous l'univers à peu près de la même façon, parce que nous avons un voile du mode de connaissance qui est à peu près semblable ; nous avons fait dans le passé des expériences très similaires qui nous amènent à développer ce genre de filtre. Il y a donc les voiles les plus subtils, dus au fait que notre conscience fonctionne en mode duel, et puis il y a le fait plus grossier que l'univers nous apparaît tel qu'il est, et ensuite il y a encore d'autres choses, comme le fait d'avoir une conscience linéaire qui va du passé vers l'avenir, etc.

Tout cela fait partie du voile du mode même de connaissance. Une fois que l'on comprend cela, les choses deviennent relativement claires. D'une part, il y a ce qui nous gêne dans l'immédiat, comme les émotions, etc., qui embrouillent encore quelque chose qui n'est déjà pas simple et qui rajoutent de la souffrance là où il y en a déjà suffisamment, et puis il y a quelque chose de plus fondamental qui fait que cette souffrance peut exister: c'est le voile du mode même de connaissance car, si nous ne fonctionnions pas en mode duel, il n'y aurait pas de souffrance ; c'est donc là le voile fondamental. On voit alors très bien où l'on peut agir: dans l'immédiat, sur la surface, sur le voile des tendances fondamentales, et ensuite, d'une manière plus profonde, sur le voile réellement important, le voile du mode même de connaissance qui, pour l'instant, ne nous est pas directement accessible.

 

Une autre notion est capitale pour notre progression: la notion de transmigration ou le fait que nous vivons actuellement une existence mais qu'elle n'est pas la seule que nous ayons déjà vécue; nous en avons vécu d'autres auparavant et nous en vivrons vraisemblablement d'autres. Cette notion de transmigration du principe conscient, que l'on traduit fort improprement par réincarnation, est importante.

Quand on accomplit un acte qui aura des conséquences sur les cinq minutes à venir, on dit que cela n'a pas grande importance. S'il doit avoir des conséquences sur une semaine ou sur un mois, on commence à faire attention; et sur un ou dix ans, cela devient réellement important. Il y a aussi des choses au sujet desquelles on se dit: "Après tout, quand je mourrai, ce sera fini; bon débarras !" Cependant, énormément d'indices permettent de supposer que la mort n'est pas l'arrêt de toute conscience; la logique aussi peut nous faire réfléchir et nous faire penser qu'effectivement nous avons vécu d'autres existences avant et que nous en vivrons d'autres ensuite.

Il ne s'agit pas de dire: "Oui, je crois en la réincarnation", il s'agit d'y réfléchir honnêtement, de se demander: "Finalement, vit-on une seule vie ou en vit-on plusieurs ?" et d'essayer de répondre en se basant sur des indices, sur des faits. Il y a de fortes chances pour que l'on arrive à la conclusion qu'il existe une présomption vraiment très forte en faveur d'une succession de vies plutôt que d'une seule existence. Une fois que l'on a compris cela, il y a toutes sortes d'attitudes que l'on ne va plus se permettre, non pas parce qu'on a peur d'un châtiment quelconque, mais parce qu'elles sont contre-productives, parce que c'est vraiment tailler les verges pour se faire battre.

Pour réellement progresser vers l'éveil ultime, pour réellement tenir compte de la loi de causalité basée sur le fait que certaines actions sont vraiment négatives et certaines vraiment positives, il est absolument nécessaire d'avoir pris conscience de la pluralité des existences, de cette transmigration du principe conscient et du fait que l'ardoise ne sera pas effacée après que le couperet sera tombé à la fin de cette vie

Nous avons tous développé au fil des ans une manière de considérer les choses dans le temps: il y a ceux qui aiment les résultats immédiats et vivent au jour le jour avec l'avidité d'avoir tout tout de suite; il y en a d'autres au contraire qui projettent à long terme, mais sans jamais bien savoir exactement ce qui se passe; enfin il y a les fatalistes. Nous avons comme cela développé notre manière de fonctionner et c'est parfois un doux mélange des trois.

Cependant, pour celui qui désire progresser vers l'éveil, il est nécessaire de développer une manière différente de fonctionner, consistant à voir l'essentiel; l'important n'est pas ce qui se passera, c'est d'abord de prendre conscience de ce que l'on a vécu auparavant. Ce n'est pas parce qu'un beau jour on décide d'aller vers l'éveil qu'on jette ses souvenirs et qu'on efface sa vie. On l'a vécue, elle est finie, on ne la revivra plus, mais au moins on peut en tirer les conséquences d'une manière différente de celle dont on l'a fait jusqu'à présent. Par exemple, si on est en état d'échec, on peut se dire: jusqu'à présent, je me suis dit que c'était la faute de mes parents, qui ne m'ont pas donné l'éducation que je voulais; ensuite j'ai rencontré cette fille qui m'a trahi, et puis ceci et puis cela..." C'est une façon de voir les choses.

On peut reconsidérer tout cela du point de vue de la loi de causalité et voir que les choses sont très différentes. A chaque fois, il y a notre part de responsabilité et, bien souvent, nous avons fait de mauvais choix parce que nous n'avons pas développé l'éthique nécessaire, par exemple. Nous appuyant sur toute cette expérience, nous pensons un peu à ce qui va venir, pour nous dire qu'à partir de maintenant ce n'est pas la peine de recommencer les mêmes erreurs et qu'il faut donc développer une façon de voir les choses qui nous permettra de progresser d'une manière différente.

Il y a les projets immédiats, les projets extérieurs - Que vais-je manger ? Que ferai-je la semaine prochaine ? Que feront mes enfants dans dix ans ? et, sous-tendant tout cela, il y a la loi de causalité - "Quel va être le résultat à terme de mes actions ?" C'est une vision à deux niveaux : à un premier niveau, on gère l'immédiat, sa vie, comme n'importe qui, et au niveau essentiel, on se préoccupe des résultats à long terme, non plus seulement sur cette existence mais sur toutes les existences à venir.

 

Nous venons de voir ce qui constitue l'assise, les fondations de notre existence, si l'on veut vraiment la prendre en main. Nous avons vu que notre relation à l'univers n'est pas toujours ce qu'elle paraissait être au départ; nous avons vu que tout est commandé par une loi d'action et de réaction, la loi de causalité; nous avons vu que notre propre comportement est directement influencé par le degré de notre ignorance, à un niveau relativement superficiel et à un autre niveau qu'on pourrait appelé ontologique ou existentiel; nous avons vu qu'il est possible de reconnaître cela et d'adopter un nouveau point de vue tenant compte du fait que cette existence n'est pas la seule.

Ce sont les préliminaires indispensables pour entrer ensuite dans un chemin. Nous avons vu qu'il y a la base, le chemin et le fruit. Le fruit, c'est le but ultime, la cessation de la souffrance; le chemin, nous allons le voir, mais avant de nous engager dans ce chemin, il était nécessaire de nous être établis sur une base stable, claire et simple, telle que nous commençons à l'entrevoir maintenant.

 

Les choses dépendent directement de nous: à la fin des fins, quand on a bien tout examiné, on s'aperçoit que tout dépend de nous-mêmes. A partir du moment où l'on se rend compte qu'on tient la barre du bateau, on peut commencer à se diriger. On s'aperçoit alors de l'absolue nécessité de savoir où l'on va et donc de la nécessité de plus de compréhension: on comprend pourquoi il faut comprendre.

Comprendre permet d'agir d'une manière correcte, parce qu'on a moins peur et qu'on perd ainsi une grosse partie de la souffrance mentale qui nous paralysait. Jusqu'alors on était plus ou moins persuadé qu'on n'y pouvait rien. On découvre que ce n'est pas vrai du tout; on perd alors une partie de ses inhibitions et on commence à prendre la direction de sa propre vie car on est conscient des conditions à l'extérieur et à l'intérieur de soi-même.

Nous avons vu comment la loi de causalité interagit à l'extérieur aussi bien qu'à l'intérieur de nous-mêmes. Nous avons vu qu'à l'intérieur de nous-mêmes un certain nombre de forces sont à l'oeuvre et, en particulier, l'ignorance qui se manifeste à un niveau immédiat, grossier, et ensuite à un niveau plus profond, celui du mode même de conscience, du mode d'acquisition des connaissances. Tout cela représente une base indispensable pour commencer à oeuvrer en vue du développement d'un état libre de souffrance.

Une autre chose était sous-entendue, qu'il est bon de saisir d'une manière directe: au sein de chacun d'entre nous, au coeur même de la conscience de chaque être, se trouve ce que l'on appelle le Tathagatagarba, qui est l'essence de la nature de bouddha. En effet, notre esprit, dans son essence, est l'esprit d'un bouddha.

Que cette nature soit momentanément voilée par l'ignorance et par les différentes sortes de voiles, c'est un fait, mais sa nature profonde est exactement la même que la nature de bouddha. C'est ce qui rend possible d'ailleurs la transition d'un état de souffrance à un état libéré de toute souffrance.

Quand on parle de bouddha, à quoi fait-on référence ? Sangyé, Bouddha en tibétain, est un terme qui veut dire "parfaitement purifié" , "parfaitement épanoui". Bien entendu, il fait référence à cette nature fondamentale de l'esprit, au Tathagatagarba. Lorsque celle-ci est débarrassée des scories qui l'encombrent, purifiée des deux sortes de voiles, que reste-t-il ? Il reste la quintessence de l'esprit, sa nature même - sang -, et cet esprit peut alors s'épanouir - gyé - et se manifester dans toutes ses qualités.

Lorsque nouS poursuivons une quête de l'éveil, nous n'allons pas vers quelque chose d'extérieur ou vers quelqu'un, nouS essayons simplement de développer et de manifester ce qui se trouve déjà à l'intérieur de notre être. A cela, il y a deux corollaires importants. A chaque fois que nous dissipons un peu l'ignorance qui est en nous, cette nature profonde apparaît un peu plus, comme une lampe que l'on dévoile progressivement.

D'autre part, nous avons potentiellement le pouvoir, la force nécessaire pour parvenir à cet état. La nature de bouddha est par définition sans limite et nous n'avons donc pas besoin d'aller chercher à l'extérieur les forces qui nous manqueraient; tout cela se trouve dans notre nature même. Bien entendu, une fois que l'on a compris cela, une fois que l'on a compris aussi dans quelle situation on se trouve actuellement, les choses prennent une importance extrêmement relative.

Ce qui se passe actuellement est important, c'est même essentiel, parce que c'est ce qui déterminera ce qui se passera plus tard, mais il n'y a jamais de catastrophe absolue, de mal irréparable, de situation irrémédiable. Puisque tout est régi par la loi de causalité et puisqu'il y a des actions fondamentalement positives et fondamentalement négatives, c'est-à-dire menant vers un obscurcissement ou au contraire vers moins d'ignorance, toute situation est transformable et il y a toujours une possibilité d'évoluer vers moins d'ignorance et moins de souffrance. Et cette évolution ne dépend pas de quelque chose qui serait extérieur à nous, mais nous avons en nous-mêmes les ressources nécessaires pour l'accomplir .

Il faut cependant se garder d'une réaction assez fréquente qui consiste à se dire: "C'est parfait, nous avons tous la nature de bouddha, il n'y a qu'à la laisser mûrir, elle sortira bien un jour ou l'autre." En fait non, car si la nature de bouddha est déjà là et inaltérable, le problème est que nous ne nous en rendons pas compte, et tant que nous ne nous en rendons pas compte, nous souffrons. En fait, on n'agit pas sur la nature de bouddha, on agit sur la souffrance et sur ses causes.

Pour cela, on se sert de cette nature de bouddha. L'argument peut paraître subtil et il faut bien le suivre. Le but n'est pas d'acquérir la nature de bouddha, nous l'avons déjà; le but est de ne pas être dans un état où nous ne reconnaissons pas cette nature de bouddha et dans lequel nous souffrons. Donc notre but est de supprimer les causes de la souffrance, c'est-à-dire l'ignorance, et pour cela nous utilisons les qualités qui sont déjà les nôtres, car nous ne sommes pas dépourvus d'un certain nombre de qualités de compréhension.

La preuve: nous sommes là, nous écoutons, nous avons de bonnes intentions, nous pouvons être bienveillants. Nous utilisons ces qualités non pas pour développer une nature de bouddha qui n'a absolument pas besoin de nous, mais pour diminuer les causes de souffrance, et en particulier l'ignorance. Tel est le but de la manoeuvre.

 

Nous avons, tous autant que nous sommes, la nature pure de bouddha; malheureusement, pour une raison ou pour une autre, nous ne la percevons pas et notre conscience fonctionne dans un mode duel. C'est ce fonctionnement qui détermine la façon dont nous percevons l'univers. D'une manière générale, on le perçoit selon les six classes d'êtres - traditionnellement, il est dit qu'il y a six classes d'existence et que c'est la façon fondamentale dont elles perçoivent l'univers qui les distingue. Nous appartenons à la classe d'existence appelée "les humains".

Nous humains avons en commun la façon de percevoir l'univers: nous voyons les montagnes, le ciel, les arbres, les oiseaux; nous voyons nos congénères, nous parlons, nous comprenons, etc. Tout cela représente notre karma de perception. Il y a des karmas de perception qui diffèrent du nôtre: un poisson rouge, un chat ou un rossignol n'ont certainement pas le même karma que nous. L'univers est perçu, il n'y a aucun mal à cela, fondamentalement ce n'est pas négatif du tout. Le problème est que l'on souffre; la preuve en est que nous cherchons tous quelque chose pour nous sortir de cette situation et en arriver à moins de souffrance.

Nous avons la nature de bouddha, nous avons une perception de l'univers, nous avons la souffrance et nous avons le bonheur. Si nous faisons quelque chose, c'est pour aller vers moins de souffrance. Nous avons vu que moins de souffrance est synonyme de moins d'ignorance. Telle est la base. Tout dépend de nous en fait; ce n'est pas en agissant à l'extérieur, sur l'univers, que l'on peut réellement changer les choses, ce n'est pas non plus en agissant sur telle ou telle capacité que l'on a pour l'instant qu'on pourra les changer; c'est uniquement en utilisant des moyens pour dissiper notre ignorance fondamentale qu'on y parviendra.

Nous ne sommes pas là pour manier de grandes idées générales, mais pour que chacun puisse traiter son problème, et il n'y a pas deux personnes qui soient semblables. En fait, il n'y a pas un problème, celui de la libération, il y a autant de problèmes qu'il y a d'individus et autant de façons de lès aborder. C'est à chacun d'entre nous d'inventer ses propres réponses.

Pour cela, il faut savoir que les enseignements, le dharma, sont extrêmement vastes parce qu'ils répondent à des questions très diverses qui sont caractéristiques de points de vue de temps, de civilisations, d'époques, d'individus différents. Par contre, il y a un certain nombre de constantes communes à tout le monde. Ce qui conditionne ce qui nous arrive, que cela soit négatif ou positif, et cela pour n'importe quel individu, c'est la façon dont nous l'abordons, c'est-à-dire notre disposition d'esprit. Il peut y avoir autant de cas que l'on veut, on retombe toujours sur l'état d'esprit qui est à la base.

Il ne suffit pas d'acquiescer, il faut vraiment voir les choses et savoir que l'on oubliera constamment. Quand ça va, tout est bien; quand cela ne va pas, c'est le monde qui se met contre nous, c'est la faute des circonstances ou celle du voisin, mais nous n'avons pas le réflexe de nous dire: "C'est mon état d'esprit qui n'est pas le bon." Pourtant c'est ce qui se passe en vérité.

Lorsqu'on veut quelque chose profondément, une glace par exemple, qu'on arrive au magasin et qu'il est fermé, c'est affreux ! Ce n'est vraiment rien, pourtant la souffrance est là, réelle. Par contre, si l'on aborde les mêmes circonstances avec l'esprit détendu, cela devient une chose qui n'a aucune importance: on ira deux rues plus loin ou on boira un grand verre d'eau, mais ce n'est pas une catastrophe.

Ce qui se passe pour une glace se passe en fait pour tout. Si nous sommes crispés sur nos désirs et nos espoirs, nous aurons des craintes, des déceptions, des frustrations qui seront en proportion exacte, c'est-à-dire que plus le désir sera fort et plus la frustration risque d'être importante. Si, au contraire, on prend un peu de hauteur et que l'on a l'habitude de maintenir son esprit dans un état relativement détendu, les choses ne sont plus perçues de la même façon et reprennent l'importance qu'elles devraient normalement avoir. Le Bouddha a beaucoup insisté là dessus, disant: "Pourquoi l'immense majorité des êtres est-elle malheureuse ? Parce qu'ils cherchent le bonheur. " Si nous ne cherchions pas le bonheur, nous ne serions pas malheureux. Réfléchissez-y, c'est vrai.

Il y a des êtres qui échappent au malheur, ceux qui parviennent à l'éveil; on les appelle les bodhisattvas. Ils ne cherchent pas leur bonheur, mais celui des autres. Donc entre celui qui reste enchaîné au cycle des existences et celui qui s'en libère, il y a une simple différence d'état d'esprit: l'un cherche son propre bonheur, l'autre cherche celui des autres.

Cela est si vrai que l'on peut considérer, sans risque de se tromper, que soixante-dix pour cent de nos ennuis et de nos souffrances sont uniquement dus à la façon dont nous abordons les choses. C'est uniquement et purement mental. Il n'y a aucune raison extérieure de souffrir, ce sont des frustrations et des souffrances que l'on vient rajouter à une situation et qui n'auraient pas lieu d'être si l'on prenait la situation autrement.

C'est important, parce que si l'on élimine ces soixante-dix pour cent de souffrance complètement gratuite, on a une chance de voir clairement et de traiter les trente pour cent qui restent. Lorsqu'on ne se débarrasse pas de cette souffrance rajoutée, elle est constamment là et a tendance en plus, dans les moments de crise, à résonner comme une grosse caisse: toutes les frustrations et les tensions finissent par s'entrechoquer, s'accumuler et nous mobiliser complètement.

L'état d'esprit qui permet d'échapper à la souffrance et à l'ignorance est ce que l'on appelle l'esprit de l'éveil ou la bodhicitta. On écrit souvent bodhicitta avec un B majuscule; c'est très beau, c'est très grand et on voit quelque chose d'immense. C'est vrai que la bodhicitta est immense, seulement il faut bien savoir qu'elle commence toute petite. Il n'y a pas quelque chose de petit qui ne serait pas la bodhicitta, ou pas encore la bodhicitta, et puis quelque chose de grand qui serait la seule et véritable bodhicitta.

L'esprit de l'éveil à son commencement, même quand il est tout petit, est l'esprit d'éveil. L'esprit de l'éveil commence réellement à partir du moment où il naît. Et à partir du moment où il naît, il a déjà une influence positive et bat en brèche l'ignorance fondamentale. La plupart du temps, on se dit : "le bien de tous les êtres, oui", mais quelque part derrière on se dit aussi: "moi, je n'en suis pas encore là".

On rate ainsi tout un tas d'occasions de progresser réellement, car si l'on attend effectivement de pouvoir développer l'amour de tous les êtres, on n'a pas fini d'attendre ! Par contre, si l'on commence dès maintenant à développer la bodhicitta au niveau où l'on est, avec notre force et nos possibilités, on a des chances de la faire croître.

Qu'est-ce qui caractérise la bodhicitta ? Comment la reconnaît-on ? Comment sait-on, bien que n'étant pas capable d'aimer sans aucune distinction tous les êtres comme on pourrait aimer sa propre mère par exemple, que l'on développe quand même la bodhicitta ?

C'est très simple. A partir du moment où l'on cesse de se préoccuper uniquement de soi-même pour se tourner vers autrui, c'est la bodhicitta. Il faut savoir qu'à chaque fois qu'on se referme sur soi, on va contre la bodhicitta. Quand on s'interroge sur son état d'esprit, si l'on est préoccupé des autres et qu'à son niveau on agit en conséquence, on est dans la bodhicitta. Par contre, si l'on est en train de se demander ce que cela nous rapportera, on n'est plus dans la bodhicitta !

Nous sommes dans un domaine extrêmement délicat, celui de l'éthique, de la morale, et on a très vite tendance à devenir un puritain ou un talmudiste, en se disant: "c'est blanc", "c'est noir", "il faut", "il ne faut pas". Mais ce n'est pas une bonne manière de raisonner. Les interdits et les obligations sont faits pour contraindre les gens, pour leur éviter de tomber sous le coup de la loi ou leur permettre de vivre socialement d'une manière acceptable.

Ce n'est pas ce qui les fait progresser. La seule chose qui nous permettra de développer la bodhicitta et de la faire croître, c'est l'honnêteté vis-à-vis de nous-mêmes. Très souvent, nous ne nous posons pas la question de savoir si ce que nous faisons est en accord avec nos principes ou pas. Après on se dit: "Je ne savais pas, j'ai eu un moment d'absence ou je n'ai pas eu le temps de demander à mon lama." La plupart du temps, quand on vient poser une question, on a déjà la réponse! Il faut se poser la question à soi-même et y répondre soi-même.

Une action qui n'est pas bonne à un moment peut l'être à un autre moment, et nous seuls pouvons le savoir. Il faut vraiment apprendre à ouvrir les yeux, à être honnête et à ne pas masquer les choses. La pratique de la bodhicitta et son développement passent par le fait de décider d'être honnête avec soi-même : on se donnera soi-même les réponses avec un maximum d'honnêteté, c'est-à-dire en mettant en oeuvre toute la lucidité et la clarté dont on est capable. Il s'agit de remplacer une morale extérieure acquise par une éthique nous permettant de décider de nos actions.

Il faut se garder de penser que la mise en oeuvre de la bodhicitta se résume au développement d'une règle de conduite et sert seulement à déterminer quelle action ou quelle autre on va accomplir. L'usage de la bodhicitta va beaucoup plus loin et a d'autres conséquences. D'une manière générale, quoique nous fassions, aussi bien intentionnés que nous soyons, notre esprit est le siège d'émotions, qui sont forcément perturbatrices de la nature fondamentale de l'esprit.

Ces émotions sont toujours présentes, nul ne fonctionne sans elles, mais on n'est pas obligé de les laisser systématiquement prendre le contrôle de l'esprit. Ces mêmes émotions, qui sont perturbatrices lorsqu'elles s'appellent orgueil, jalousie, etc., sont la manifestation d'une énergie de l'esprit que l'on appelle sagesse. Il est tout à fait possible d'échapper au fonctionnement perturbé de ces énergies, de leur donner un flux régulier et de les faire fonctionner dans un mode de sagesse.

Encore faut-ils reconnaître. Pour cela, il faut avoir les yeux ouverts et c'est la bodhicitta qui nous le permet, parce que la bodhicitta ne consiste pas seulement à se demander si quelque chose est bien ou mal, mais à essayer de voir clairement quelles sont les conséquences de telle ou telle action et, en fonction de ces conséquences, à choisir d'agir de telle façon plutôt que de telle autre. La bodhicitta nous force à développer une vigilance qui nous permet non seulement de raisonner en terme d'action, mais surtout de voir, de juger et de peser des choses beaucoup plus subtiles comme notre état de conscience: "Est-ce que je suis soumis à la colère, à la jalousie, etc ?

Que puis-je faire de cette colère, de cette jalousie ? Est-ce que je vais les transformer en lucidité, en désir de me surpasser, etc ?" C'est pour cela que l'esprit de l'éveil est la clef de tout le système. Il faut bien comprendre que ce n'est pas seulement une espèce de juge de paix; c'est aussi ce qui nous permet de réellement utiliser à plein et d'une manière positive les énergies de notre esprit.

Les émotions perturbatrices ou conflictuelles sont des symptômes, des épiphénomènes; elles sont comme la vapeur au dessus de l'eau. La vapeur n'existe pas en elle-même, c'est parce qu'il y a de l'eau chaude en dessous qu'elle est là. Pour notre esprit, c'est la même chose. Il faut s'entraîner à dépasser la vapeur des émotions pour voir en dessous les forces réellement à l'oeuvre, qui sont l'énergie même de l'esprit soumis ou non à l'ignorance. L'esprit de l'éveil permet justement de dépasser les épiphénomènes et les symptômes pour s'intéresser à ce qui compte réellement.

Une fois que l'on a un peu compris ce qu'est l'esprit de l'éveil, on se rend peu à peu compte des choses, c'est-à-dire que l'on voit de plus en plus clairement ce qui se passe lorsque les émotions suivent leur cours et prennent le contrôle, ce qui se passe lorsqu'elles sont reconnues, ce qui se passe lorsqu'elles ne sont pas reconnues parce qu'on ne les voit qu'après, etc.

On touche du doigt le travail des émotions, l'interaction entre les émotions, le monde extérieur et nous-mêmes, et cela dans des directions complètement différentes. C'est un peu comme un arbre qui croît: au départ il y a une pousse, alors nous nous limitons - par exemple, est-ce que c'est bien ? est-ce que c'est mal ? - et puis, petit à petit, il y a des branches et notre esprit de l'éveil s'épanouit, étend ses branches un peu partout et nous percevons avec de plus en plus d'acuité cette interaction entre nous-mêmes et les autres, nous-mêmes et l'univers, entre notre état d'esprit et notre façon de fonctionner, dans des domaines qui auparavant échappaient totalement à notre attention. Il y a aussi dans l'esprit de l'éveil cette notion de quelque chose qui croît et devient de plus en plus envahissant, prenant peu à peu possession de tout les aspects de l'existence.

Le seul problème avec l'esprit de l'éveil est que certaines personnes pensent qu'elles ne l'ont pas; pire, elles pensent que ce n'est pas pour elles et qu'elles ne pourront pas le développer. Il est vrai qu'au départ on peut distinguer deux sortes de personnes: les gens extrêmement chanceux qui, tout naturellement, même dans des milieux particulièrement hostiles, sont altruistes, attentifs aux autres et développent naturellement l'esprit de l'éveil, et puis les autres, et en particulier nous-mêmes, qui sont égoïstes et ne pensent qu'à eux.

La première réaction de ces derniers, quand on leur parle de l'esprit de l'éveil, est de dire: "C'est bien gentil de se préoccuper des autres, mais moi, que vais-je devenir ?" C'est une réaction qui n'a rien d'indécent et est normale; encore faut-il reconnaître que l'on a ce genre de réaction. Si l'on veut s'en sortir, on doit faire un petit effort et avoir recours à une certaine honnêteté; on peut être un Parfait égoïste mais avoir suffisamment d'honnêteté morale vis-à-vis de soi-même pour se dire: "Je peux. tenter de voir si quelque chose est vrai ou pas et je peux donc essayer."

Si l'on nous affirme que le fait de ne pas se tourner exclusivement vers soi-même permet de mieux vivre et si on peut le faire dans des domaines tout à fait limités, pourquoi pas! On s'aperçoit qu'effectivement si, dans certains domaines ou à certains moments, on s'était un peu oublié, on aurait moins souffert, les choses iraient mieux, etc. A Partir de là, on peut continuer en vérifiant et en avançant posément; chacun progresse à son rythme. Un des grands obstacles dans la mise en application de la bodhicitta est de pêcher par excès d'humilité.

On pense: "Ce n'est pas pour moi, je ne suis pas capable, je ne peux pas, je n'ai pas cet altruisme..." Il faut réaliser que, si nous ne sommes pas capables Pour l'instant de développer l'esprit d'éveil d'un véritable bodhisattva, à notre niveau nous Pouvons trouver ce qui nous convient et le faire fructifier, le développer petit à petit. Il n'y a pas de honte à cela; ce n'est pas parce qu'on n'est pas un saint qu'on ne peut pas s'engager dans la voie des saints !

Pour que l'esprit de l'éveil "marche", il faut avoir bien compris, sinon tôt ou tard cela fonctionnera mal. Et Pour bien comprendre, il est important de tout d'abord se préoccuper de soi; si l'on ne commence pas par là, si l'on commence par se préoccuper du bien de tous les autres et de l'éveil pour tout le monde, on risque fort de développer une espèce de tableau fantaisiste de l'esprit de l'éveil qui n'en aura ni le goût, ni la couleur.

Pour développer d'une manière stable et aussi constante que possible l'esprit de l'éveil, il s'agit de le faire démarrer de soi-même. On sait un certain nombre de choses sur soi: la première est que l'on n'aime pas souffrir, la deuxième est que l'on cherche le bonheur, enfin on n'aime pas être ennuyé. A partir du moment où l'on a compris cela et où l'on parvient à se dire que les gens autour de soi sont pareils, c'est déjà gagné. Mais encore faut-il faire le pas de se dire qu'existent autour de soi des gens qui n'aiment pas souffrir, qui aiment le bonheur et qui aiment bien qu'on les laissent tranquilles.

Dès que naît le désir d'aider les gens, c'est la bodhicitta qui commence à se manifester à l'extérieur; c'est beau. Si l'on ne respecte pas ce désir des gens qu'on les laissent tranquilles, on risque fort, en voulant leur apporter le bonheur, d'abord de les embêter et ensuite d'être rejeté. Après, on dira que la bodhicitta ne marche pas car, lorsqu'on veut faire le bien des gens, ils le refusent !

Ainsi, dans un premier temps, la bodhicitta consiste à être lucide vis-à-vis de soi-même et à prendre conscience des conséquences pour soi de ses actes; dans un deuxième temps, quand on se préoccupe d'autrui, on le fait réellement: on ne se préoccupe pas de ce que l'on imagine que les autres devraient être, on se met dans leurs chaussures! L'esprit de l'éveil nous ouvre vraiment l'esprit et nous permet de faire abstraction de notre propre point de vue.

Il faut voir les choses un peu telles qu'elles sont. Nous avons un peu noirci le tableau, il est bien rare que quelqu'un arrive sans jamais avoir pensé à autrui. Nous avons tous eu des moments de clarté, d'altruisme, etc. Nous avons donc tous développé l'esprit de l'éveil, mais très souvent nous l'avons perdu de vue, nous ne savons plus le reconnaître et, quand nous en entendons parler, c'est souvent quelque chose de totalement inaccessible!

On finit par se laisser aller exactement comme la souche emportée par le courant, on vit, on évite de trop se cogner, on évite de couler, on fait le moins de vagues possible. On n'est pas obligé de faire cela; on peut très bien d'abord retrouver l'esprit de l'éveil que nous avons tous en nous et, à partir de là, souffler dessus pour le développer. C'est le choix qui nous est actuellement présenté: d'un côté nous laisser couler avec un minimum de souffrances et laisser cet esprit de l'éveil qui, à un moment, est peut-être apparu couver sous la cendre, ou, de l'autre, rechercher l'étincelle, souffler dessus, en faire un feu, et développer vraiment l'esprit de l'éveil.

Un diamant brut n'est pas une pierre très attrayante, elle est grisâtre; une améthyste est plus jolie. Nous sommes un peu comme le profane qui voit un diamant brut: nous avons déjà la bodhicitta, mais nous ne l'avons pas reconnue et elle n'a pas de valeur, nous ne voyons pas pourquoi il faudrait nous y attarder. Lorsqu'on polit un diamant, il acquiert de la valeur, devient beau, joue avec la lumière.

A partir du moment où nous avons appris à nous connaître et que nous nous attachons à polir notre bodhicitta, à la faire reluire, elle peut réellement nous illuminer de l'intérieur. C'est tout ce que nous avons à faire: retrouver notre bodhicitta brute, la polir et la faire croître. Pour cela, encore faut-il savoir qu'elle existe, savoir qu'il y a une nature fondamentalement pure en chacun d'entre nous. En chacun de nous existe la possibilité de développer cette clarté de vision, cette lumière qui dissipe l'ignorance. Il suffit de la reconnaître et de la faire prospérer.

Pour parvenir à ce résultat, il faut d'abord en exprimer le désir . On peut penser que tout le monde, d'une manière ou d'une autre, a le désir que les choses aillent mieux, le désir de progresser, voire le désir de développer cette bodhicitta, mais cela ne suffit pas. Notre esprit marche à force d'habitudes et nous avons l'habitude de passer à côté de notre bodhicitta sans la voir; il faut donc exprimer consciemment le désir de développer cette bodhicitta.

C'est pour cette raison que l'on récite: "Puissent tous les êtres obtenir le bonheur et les causes du bonheur, puissé-je établir tous les êtres dans l'au delà de la souffrance, etc." Si l'on se répète encore et encore: "Pourvu que j'arrive à développer la bodhicitta, pourvu que j'arrive à la reconnaître en moi", on a une chance de la voir. Il est essentiel de passer par cette phase de développement de la bodhicitta, de souhaiter la développer et pouvoir être réellement utile à autrui. Ces souhaits nous rendent attentifs aux potentialités qui sont en nous et à côté desquelles nous passerions sans les voir.

Il s'agit maintenant de mettre en oeuvre tout ce dont nous avons parlé. D'une façon générale, quoi que l'on fasse, que l'on suive une voie spirituelle ou non, il faut de toutes façons vivre et faire avec les circonstances. A partir du moment où l'on décide de poursuivre une voie vers l'éveil, ce n'est pas pour autant que les choses s'arrêtent et que l'on se retrouve soudain dans une autre situation. On doit bien prendre conscience du fait qu'il faut peu à peu modifier la situation telle qu'elle est, qu'il faut en changer un certain nombre d'éléments.

Ces éléments sont en nous. L'esprit a beaucoup d'inertie; il est extrêmement subtil et volatile, ne pèse rien du tout mais a une inertie considérable parce que toutes ses fonctions sont des habitudes de fonctionnement. Notre esprit suit donc des ornières bien précises et il est très difficile de le faire sauter brutalement hors d'une ornière. Les changements que nous allons apporter ne peuvent être que de tout petits changements, au niveau de l'immédiat.

La principale caractéristique de l'esprit est le trouble, c'est-à-dire qu'il n'est pas aussi clair qu'il le devrait. Nous sommes tous confrontés à des situations qui sont semblables, mais nous y réagissons de manière extrêmement différente; nous développons des tensions, des angoisses, des attachements, des frustrations et le résultat d'une même situation sur un individu ne sera pas le même que sur son voisin.

Il faut faire un travail de l'extérieur d'une part, consistant à modifier petit à petit les habitudes de vie, mais aussi un travail de l'intérieur, consistant à modifier petit à petit la façon dont nous percevons et accueillons ce qui nous arrive. C'est un travail d'éclaircissement, d'approfondissement, d'apaisement de l'esprit, qui doit se faire par petites touches.

Lorsqu'on entreprend quelque chose, il faut avoir une idée claire du but que l'on poursuit. Là, c'est d'autant plus important qu'il s'agit d'un but que l'on poursuivra toute sa vie. Il faut qu'il soit suffisamment simple et clair pour qu'on n'ait pas à le redéfinir constamment. On peut résumer l'orientation correcte en un terme très simple: l'esprit de l'éveil ou bodhicitta. La bodhicitta est en chacun de nous.

C'est être capable de s'ouvrir à ce qui n'est pas soi, c'est-à-dire au monde et aux êtres, et s'ouvrir signifie ne pas constamment vouloir que les choses soient comme l'on pense, mais être capable de faire un constat et de reconnaître les choses et les êtres. Cette attitude conduit à plus de compréhension et surtout à moins de crispation. Moins l'esprit est tendu et plus il est clair; et plus il est limpide, plus il est capable de reconnaître ce que sont les choses, les êtres, les circonstances. Il y a donc un phénomène de renforcement à partir du moment où l'on a reconnu pour la première fois cet esprit de l'éveil, où l'on a décidé d'aller dans ce sens.

Et il peut se produire un renforcement permanent de cette attitude, menant à toujours plus de clarté et de compréhension, toujours moins de crispation et de tension. Pour mettre en application ce qui vient d'être dit, on s'efforce d'adopter une attitude équanime. Nous développons constamment, et en même temps, des espoirs et des craintes; à chaque fois que nous voulons faire quelque chose, que nous allons vers un but, nous nous investissons personnellement.

Cela signifie que la réalisation de ce but est "mon" but, "ma" réalisation, "mon" action, "mon" succès. Cela fait partie de moi et, en même temps, existe la crainte que cela ne fonctionne pas. D'un côté, il y a une espèce d'avidité - il faut que cela marche - et d'un autre côté il y a une sorte de terreur au sujet de ce qui pourrait se passer et faire que cela ne marche pas. Nous développons deux choses antinomiques: le désir et la crainte; c'est ce que l'on appelle le stress.

C'est très dangereux car cela met l'esprit sous tension et, à chaque fois qu'il se passe quelque chose dans un sens ou dans l'autre, il réagit immédiatement comme une corde tendue, résonnant sous forme d'émotions, d'exaltation, de terreur, d'angoisse, etc. Ce principe fondamental s'applique à tout. Nous avons tendance à projeter nos espoirs sur n'importe quoi; par exemple, lorsqu'on s'asseoit à table, on se dit: "Pourvu qu'il y ait du gratin dauphinois! Mince, ce sont des raviolis !" Quand on rencontre quelqu'un, même si on ne s'en rend pas compte, on attend de cette personne qu'elle corresponde à une idée, très vague d'ailleurs, de ce qu'elle devrait être, en fonction de notre humeur du moment.

Ce ne serait pas trop grave si ce phénomène n'avait pour conséquences de nous agiter, de nous rendre mal à l'aise et de finir par voiler notre vision des choses. A force de vouloir que les choses soient comme ceci ou comme cela, on finit par ne plus les voir du tout quand elles ne sont pas comme on le veut. C'est une véritable aliénation, et on voit le monde non pas tel qu'il est mais tel qu'on l'imagine.

Cela engendre énormément de souffrance parce que cela engendre l'inadaptation: on ne peut pas réagir d'une manière correcte à quelque chose que l'on ne voit pas clairement. Il faut donc s'efforcer de se débarrasser de cette tendance à toujours vouloir que les choses soient d'une certaine façon ou à craindre qu'elles ne le soient pas. C'est ce que l'on appelle l'équanimité. On a tendance à penser que le mot équanimité signifie qu~ plus rien n'a d'importance.

Ce n'est pas vrai! L'équanimité consiste à s'efforcer de voir les choses comme elles sont, sans se dire: "C'est comme cela, mais ce serait mieux autrement..." ou "C'est dommage !" ou "Tant mieux !" L'équanimité permet à la conscience d'appréhender vraiment les choses, qu'ensuite on peut traiter et améliorer; mais, dans un premier temps, on prend conscience des choses, des êtres, des phénomènes, de la situation, de la relation.

On a alors l'espace intérieur nécessaire pour les traiter d'une manière correcte, sans immédiatement entrer dans un processus de développement d'émotions et de réaction. C'est fondamental en ce qui concerne l'esprit de l'éveil, puisque celui-ci consiste d'abord à être capable de se tourner vers ce qui n'est pas soi.

L'esprit de l'éveil ne peut pas réellement se développer si, dans le même temps, on n'essaie pas de développer cette équanimité. De là découle la possibilité de pratiquer l'entraînement de l'esprit ou lodjong. Il s'agit de donner de bonnes habitudes à l'esprit, rien d'autre, et cela n'est possible qu'à partir du moment où l'on voit les choses telles qu'elles sont. On verra des choses qui, plus tard, quand on les jugera, seront agréables et d'autres qui seront désagréables, des choses qui seront favorables et des choses qui représenteront des obstacles, mais on aura pris le temps de les reconnaître.

Ayant regardé, on verra que dans le mauvais il y a peut-être du bon comme, dans le bon, il y a peut-être du mauvais, etc. La carte du territoire dans lequel on avance sera plus précise, on aura une idée très claire des résistances, des obstacles que l'on rencontrera ou des aides sur lesquelles on pourra compter, et la mise en application des différents préceptes de l'entraînement de l'esprit deviendra beaucoup plus aisée. Le lodjong, la bodhicitta et l'équanimité forment un ensemble, un tout absolument indissociable. On ne peut pas dire que, d'un côté, on étudiera la bodhicitta, d'un autre côté, l'entraînement de l'esprit, d'un autre côté encore, l'équanimité. Et chaque fois que l'on va dans un sens positif, que ce soit vers lodjong, la bodhicitta ou l'équanimité, cela a une résonnance sur le tout et on peut réellement progresser .

Il est important de voir à quel besoin personnel doit répondre notre progression. Nous voulons moins de souffrance. Nous nous apercevons très vite, si nous sommes un peu honnêtes, que beaucoup de souffrances viennent en fait des autres. La relation que nous avons avec nos proches, avec les gens avec qui nous travaillons et avec toute la foule de ceux que nous ne connaissons pas trop mais qui finissent par former notre ambiance générale est souvent génératrice de malaise, de souffrance, de gêne, d'inconfort, etc., et nous nous disons que cela pourrait aller mieux.

On peut, à condition que l'on y réfléchisse un peu, s'appuyer là dessus. D'un côté, il y a toutes sortes de choses - éclaircissement de l'esprit, compréhension, etc. - qu'il est important de faire, et de l'autre on s'appuie, pour progresser, sur notre relation à autrui. C'est dans le cadre de cette relation que l'on essaye d'apporter des améliorations, que l'on retrouvera certainement par ailleurs puisque, si l'on fait des progrès dans ce domaine, il n'y a pas de raison qu'on n'en fasse pas dans d'autres domaines. En réfléchissant, on s'aperçoit que c'est le fait d'être d'abord centré sur soi-même qui empoisonne les relations avec les autres. Quand ces relations font-elles mal ?

Lorsque les autres ne se comportent pas comme on l'aurait voulu. Nous avons développé des attentes et les autres en ont développées d'autres; nous entrons alors en conflit. On peut se dire qu'on a parfaitement raison et continuer comme cela. On peut aussi se poser la question suivante: "Dans ma façon de développer mes attentes, dans la façon dont je choisis ce que je veux et ce que je ne veux pas, n'est-ce pas une erreur de ma part de systématiquement ne pas tenir compte des autres ?" Dans notre relation avec les autres, nous devons davantage tenir compte d'eux, pratiquer la bodhicitta, ne pas les voir pas comme des obstacles sur la route de ce que nous voulons accomplir.

Eux aussi ont des aspirations et des désirs, et très souvent ils veulent les mêmes choses que nous. En fait, nous ne sommes pas en conflit du tout, nous aspirons à ce que cela aille bien, à ce que cela soit calme, à ce que les choses soient bien faites. Ils n'ont simplement pas tout à fait le même point de vue que nous-mêmes et, si nous sommes capables d'adopter leur point de vue, de nous mettre à leur place, nous pourrons alors travailler ensemble.

Ils n'ont peut-être pas appris, mais nous-mêmes pouvons faire cet effort. A partir de là, commence un vrai travail d'entraînement de l'esprit. On s'aperçoit d'une part que la relation n'est pas forcément conflictuelle avec autrui, d'autre part qu'il dépend en grande partie de nous-mêmes de trouver un moyen de travailler dans un sens qui soit positif. Nous nous rendons compte qu'une grande partie des obstacles que nous avons rencontrés dans nos relations provenait de notre attitude. A terme, la seule attitude réellement valable et efficace est justement l'altruisme.

 

Dans le domaine délicat de la mise en application de nos bonnes résolutions, il ne faut surtout pas commettre d'erreur, parce qu'on finit par considérer une bonne décision que l'on applique mal comme une mauvaise décision. Si l'on se dit: "Il faut que je me préoccupe un peu plus d'autrui", qu'on le fasse et que cela ne produise que de mauvais résultats, ou pas de résultat du tout, on peut penser qu'on s'est trompé dans ses conclusions. En fait celles-ci étaient bonnes mais on a commis des erreurs dans l'application.

Une erreur fréquente, pratiquement universelle quand on en vient à cette conclusion qu'il faut se préoccuper des autres et pas seulement de soi-même, est de vouloir faire trop grand. Il y a une espèce d'orgueil qui consiste à dire: "Je ne serai plus orgueilleux, je ne serai plus égoïste, je ne serai plus jaloux; je vais devenir quelqu'un de vraiment bien, altruiste, etc." On se prend complètement à rebrousse poil parce que ce n'est pas en trente secondes que l'on effacera des années d'habitude "de moi d'abord, les autres ensuite." Il faut avoir l'humilité de reconnaître que ce sont des habitudes extrêmement profondes.

On a pris une résolution tout à fait adéquate; cela a pêché dans l'application parce qu'on a voulu faire trop grand. Il faut au contraire se demander quel est le plus petit exemple qu'on pourrait choisir comme changement d'attitude. Il yen a à foison, car des tas de choses noUs irritent. A chaque fois que quelque chose nous irrite, nous pouvons nous demander pourquoi nous sommes irrités. On s'aperçoit qu'on attendait quelque chose et que c'est autre chose qui s'est produit. On attendait un sourire, on nous fait la tête; on attendait que la porte soit fermée doucement, on vient de la claquer, etc.

La plupart du temps, on réagit par un mouvement d'humeur avant d'avoir compris pourquoi. Ce ne serait pas trop grave s'il ne s'agissait que d'un mouvement d'humeur. Mais quand quelqu'un claque les portes, par exemple, alors qu'on est en train de lire, au bout de la troisième fois, on finit par prendre la personne en grippe! Il faut bien voir que ce petit mouvement d'humeur peut laisser une trace si on l'associe à quelqu'un ou à une circonstance; et on développe alors quelque chose qui ne va pas passer mais augmenter. Cela s'appelle l'aversion.

C'est grave, car des aversions noUs en avons développées beaucoup dans toute notre existence. Si l'on est honnête, on voit qu'il y a plein de choses que l'on n'aime pas et qu'on ne peut pas supporter. Tout notre caractère est souvent fait d'aversions accumulées et c'est là qu'on peut attaquer le problème, parce que là est sa base réelle. C'est au sujet de ces petites réactions accumulées, qui forment ensuite de gros obstacles qui empoisonnent notre relation avec les autres, qu'il faut se poser la question suivante: "Ça ne marche pas, pourquoi ?"

A partir du moment où on aura vu pourquoi, on deviendra libre, parce que très souvent cela ne vaut pas la peine d'en faire une histoire. Si à la base de ce mouvement d'aversion il y a une gêne réelle, on peut prendre des mesures pour que ces choses ne se produisent plus: pour empêcher les portes de claquer par exemple, on y met de petits tampons! C'est vraiment par là qu'on pourra opérer les grands changements.

 

Si l'on est vraiment honnête, on s'aperçoit qu'il manque quelque chose. Pourquoi, brutalement, arriverions-nous à changer notre comportement, nos habitudes, éventuellement à nous asseoir sur nos attentes pour accepter les autres comme ils sont ? Il manque un élément, qu'il convient de développer conjointement, que l'on appelle le contentement.

On est constamment en train de désirer, de vouloir quelque chose. Il y a un sorte d'avidité, naturelle à l'esprit, qui, non contrôlée, devient un peu monstrueuse. Le corollaire de cette avidité est la frustration et, si on ne développe pas le contentement, cette avidité n'a absolument aucun frein. Qu'est-ce que le contentement ? C'est imposer des bornes à cette avidité, ne pas la laisser courir comme un chien fou et ne pas systématiquement désirer plus, toujours différent, toujours mieux, etc.

Il ne s'agit pas se vautrer dans la médiocrité, mais simplement de devenir conscient de son avidité et de lui imposer des formes raisonnables. Il y a des tas de situations dans lesquelles on pourrait être parfaitement heureux, et où l'on n'est pas content parce qu'on se focalise sur un désir qui vraiment n'a rien d'essentiel. Par exemple, nous sommes dans une magnifique voiture avec tout ce qu'il faut, des coussins en cuir, etc. ; malheureusement le cendrier ne s'ouvre pas, c'est dommage parce que, même si nous ne fumons pas, nous ne savons pas où mettre les papiers de bonbon! Finalement, cela empoisonne notre voyage. C'est le manque de contentement.

Pour pratiquer le contentement, il faut faire un retour sur les choses telles qu'elles sont et se demander: "Je suis frustré, pourquoi ?" On s'aperçoit alors que la raison est vraiment accessoire, et qu'on a oublié de faire l'effort conscient de développer ce contentement.

Celui-ci est une question de raison, d'équilibre. La plupart du temps, nous développons des attentes qui n'ont rien à voir avec le sujet et qui nous rendent réellement malheureux, alors qu'en fait nous avons tout pour être contents. Et très souvent, quand cela ne va pas, nous en rajoutons, parce que non seulement la situation n'est pas très brillante mais nous la voyons encore plus noire car nous la voudrions encore meilleure qu'elle ne peut être. Il y a donc un décalage permanent entre nos attentes et ce que nous vivons, qui fait que nous sommes frustrés.

Il y a un autre élément que l'on a tendance à oublier, qui est la bienveillance: le fait d'être bien disposé envers soi-même et envers autrui. On ne fait pas toujours les choses en se disant qu'elles marcheront mieux, que ce sera plus efficace et qu'il y aura moins de tensions; très souvent, on est simplement bien disposé et on agit par bienveillance. La bienveillance est très importante: quand on parle de la bodhicitta par exemple, il s'agit essentiellement de la bienveillance.

Pour expliquer jusqu'à présent les choses, nous avons été obligés de les désincarner car il faut mettre la situation en équation. La bienveillance n'est pas quelque chose de parfaitement spontané ; souvent on est bienveillant avec les personnes que l'on aime bien, mais il faut développer un parti pris de bienveillance: on essaye d'être gentil; être gentil veut dire qu'on prend en compte autrui et que l'on fait en sorte que cela aille mieux.

Il y a des tas de fois où c'est naturel; d'autres fois, on est plutôt gentil, mais on doit rester vigilant, car si la personne en face dit une parole de travers, la bienveillance s'évanouit. Le travail consiste à faire en sorte que cette bienveillance, qu'on peut supposer naturelle à tout le monde, résiste justement à toutes sortes de circonstances.

Encore une fois, c'est un entraînement et on s'aperçoit alors que la loi de causalité fonctionne à plein; à chaque fois que l'on aura préservé cette attitude de bienveillance, on verra qu'on s'en tire moins mal, vraiment moins mal, que lorsqu'on s'est laissé aller à l'aversion et qu'on s'est replié sur soi-même. Une grande partie de cet entraînement de l'esprit consiste à se souvenir simplement de la nécessité de l'attitude bienveillante.

Les enseignements comportent un danger. On a parfois tendance à trop intellectualiser les choses, et il faut savoir que, lorsqu'on parle de paix ou de calme de l'esprit, on ne fait pas allusion à une courbe qui tout d'un coup va devenir plate mais à quelque chose que l'on vit, que l'on ressent, que l'on éprouve.

Le calme de l'esprit ne signifie pas ne plus rien éprouver, c'est peut-être tout le contraire. Et la bienveillance dont nous venons de parler a des conséquences un peu partout. Il y a une chose que l'on oublie souvent et qui nous illumine la vie, c'est la reconnaissance. En son temps, le Bouddha en parlait déjà, disant : "Lorsque vous allez sur un marché, vous achetez du riz pour le manger; vous payez et on vous donne du riz.

C'est normal. Quand vous mangez ce riz, vous réfléchissez au fait que si personne ne l'avait fait poussé, vous n'auriez rien pu acheter et que vous n'auriez rien à manger. Si vous réfléchissez à cela, en plus du riz que vous recevrez, vous développerez de la reconnaissance pour ceux qui l'ont fait pousser et l'ont préparé, par exemple." Le fait de payer ne représente qu'un aspect de la transaction; en fait il y a quelque chose d'important, qu'il n'est pas nécessaire d'obligatoirement manifester, c'est la reconnaissance à autrui, et si vous pensez à ce qui s'est passé pour que vous ayez ce riz dans votre assiette, cela va ajouter quelque chose. Vous ne donnez pas en plus du paiement, vous ajoutez quelque chose qui en fait vous profite à vous-même.

Cette reconnaissance vient de l'attitude bienveillante. Surtout en Occident où les rapports sont de plus en plus aseptisés, on a tendance, parce que l'on oublie la bienveillance, à ne plus éprouver de reconnaissance, mais en fait c'est nous que cela prive, car ce sentiment de reconnaissance a un effet extrêmement apaisant.

A chaque fois que nous avons eu de la reconnaissance pour quelqu'un, nous avons pu nous apercevoir que c'est une grande détente de l'esprit. On ne peut être reconnaissant que si, au départ, on a un parti pris de bienveillance. Si l'on a au contraire un parti pris de défiance et de soupçon, on dessèche les rapports et on introduit une tension, une crispation continue. La bienveillance, c'est le contraire: il n'y a plus aucune crispation, tout est bien, parfait et on remercie. Il est important de voir cette différence.

 

Cela nous amène enfin à une attitude qui est difficilement traduisible en français, qui consiste à donner un sens à ses pensées, à ne pas laisser vagabonder son esprit n'importe comment, car en étant plus présents, sans nous bloquer comme nous le faisons souvent, nous vivrons avec plus d'intensité. Vivre plus gravement, avec plus d'intensité, n'est pas forcément ennuyeux. C'est être conscient; c'est un peu comme si, au lieu d'être toujours dans le métro, on prenait de temps en temps un chemin de campagne, on regardait les fleurs...

Il n'y a pas que des émotions qu'il faut réprimer, des mauvaises tendances qu'il faut contrecarrer, il y a aussi la reconnaissance, la joie, etc; tout est là. On retrouve aussi cette non distraction dans la méditation. La méditation est vraiment le sommet de cette attitude. Dans la méditation, on ne fait rien, mais cela ne veut pas dire qu'on n'est pas là; au contraire, moins on en fait, plus on est présent.

Dans la méditation, on essaye de ne rien produire, de ne rien ~outer à cette réalité qui est déjà tellement riche, tellement luxuriante. Au contraire, on essaye de la voir le plus complètement possible. Il y a donc une attitude qui doit enrichir la vie courante et qui se poursuit dans la méditation formelle; c'est donner un sens à ses pensées et à son existence.

L'attitude d'approndissement constant est particulièrement juste en ce qui concerne les enseignements. Quand on dit qu'on a compris, on ferme souvent la porte à toute compréhension ultérieure; on n'a peut-être compris que quinze à vingt pour cent de ce qui était réellement signifié. On fait cela avec tout; on dit: "Celui-là est un barbu sympathique à lunettes, plutôt intellectuel." Terminé!

On fait cela avec les gens et avec leur comportement; on interprète et immédiatement on ferme la porte. Dans cette attitude d'approfondissement dont on parlait tout à l'heure, on peut inclure le fait de ne jamais volontairement fermer une conclusion et de chercher toujours plus loin et plus profond. C'est valable pour les enseignements, c'est valable dans la méditation, c'est valable dans les rapports de tous les jours.

C'est une ouverture qui laisse toujours la place à des éléments nouveaux, car on ne met jamais une étiquette définitive. On pourrait dire: "Temporairement classé comme type enquiquinant !" mais on laisse ouvert car on sait très bien que ce n'est pas la réalité. Ceci est valable en toutes circonstances, à l'intérieur et à l'extérieur.

 

Nous allons maintenant aborder le sujet de la méditation. On devrait plutôt parler d'entraînement de l'esprit ou, plus exactement, d'établir l'esprit dans l'habitude d'un mode de fonctionnement plus limpide. Par méditation, on entend la capacité de l'esprit à retrouver son calme, sa tranquillité, sa limpidité originelle.

La méditation n'est pas destinée à ajouter quelque chose qui ne serait pas déjà dans l'esprit, ni à changer quelque chose dans la nature même de l'esprit, mais bien plutôt à dissiper ce qui recouvre cette nature et qui l'empêche de se manifester sans contrainte. Dans notre mode de fonctionnement habituel, nous sommes constamment en proie à ce qu'on appelle la distraction, distraction ne voulant pas simplement dire qu'on lit des illustrés au lieu de faire son travail de bureau.

La distraction, c'est le fait que l'esprit papillonne sans cesse d'un sujet à l'autre, et qu'on est incapable de le poser sur un objet, une préoccupation ou une idée sans qu'immédiatement il ne cherche à s'échapper, à suivre une autre chaîne d'idées, etc. Tout le processus méditatif consiste à ramener l'attention "ici et maintenant" afin que l'esprit se stabilise et qu'on puisse prendre conscience d'une dimension beaucoup plus fondamentale de la conscience, qui est une dimension de limpidité, de clarté et de stabilité. On permet ainsi à l’esprit de retrouver ce qu’il est déjà.. 

Pour parvenir à ce résultat, il faut pratiquer l'équanimité, c'est-à-dire accepter ce qui se présente comme cela se présente, sans chercher à y changer quoi que ce soit. Toute la difficulté de la méditation vient, d'une part, de ce que l'on a des préjugés bien ancrés sur ce qu'elle est et, d'autre part, du fait qu'il est très difficile de ne rien faire. Nos préjugés sont les suivants: méditer, c'est faire le vide dans l'esprit - ce qui n'est pas vrai - méditer, c'est chasser les pensées - ce qui n'est pas vrai - méditer, c'est dominer les émotions - ce qui n'est pas vrai.

Quand on parle de méditer, on sait très bien que cela veut dire contempler, mais on le traduit par faire quelque chose comme si l'on devait se battre et retrousser ses manches pour faire le ménage dans l'esprit. Cela est totalement contraire à l'esprit même de la pratique de la méditation. Méditer, c'est justement ne rien faire tout en restant présent. Il est vrai que notre mental tourne trop vite, mais méditer ne signifie pas opérer une espèce de freinage pour repousser l'agitation et faire une clairière de vide et de calme dans l'esprit.

La méditation est tout autre chose et la première chose à développer, si l'on veut méditer correctement, est justement une disposition d'esprit dépourvue d'attente. Il est bon, avant de méditer, d'avoir une idée de ce que l'on veut, de se dire qu'on va pratiquer la méditation pour obtenir le calme de l'esprit, mais quand on médite, il ne faut surtout avoir aucune attente. Que cela marche ou ne marche pas n'a strictement aucune importance!

C'est vraiment la condition sine qua non pour que cela fonctionne. Si l'on introduit une attente dans le processus de la contemplation, il faut alors que les choses se déroulent d'une certaine façon et si cela ne se passe pas ainsi, cela ne va pas et on casse tout! La première chose à faire est de se dire: "Quand je médite, je n'espère absolument rien."

En fait, le seul obstacle à la méditation n'est pas le bruit que peut faire le voisin ou les pensées qui pourraient me traverser l'esprit, il tient dans le fait que l'on attend quelque chose ou que l'on craint quelque chose. Il faut donc être extrêmement vigilant pour se décrisper constamment et introduire un peu de légèreté dans la méditation.

Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise méditation, simplement on contemple ou on ne contemple pas, mais ce qui se passe au cours de cette contemplation n'est ni bon ni mauvais. C'est simplement le fait d'être là, sans rien changer, sans rien ajouter .

D'une certaine façon, on pourrait dire que la méditation est comme le vélo. On peut expliquer comment il faut faire, on peut même faire des dessins, on peut le voir en termes de physique ou de mécanique, mais tant qu'on n'a pas soi-même mis les fesses sur la selle et qu'on n'a pas retiré les petites roues derrière, on ne sait pas ce que c'est que se tenir sur un vélo. Pour la méditation, c'est un peu pareil.

Tant qu'on se dit: "Attention! Il ne faut pas que j'introduise de tensions dans ma méditation, il ne faut pas que je veuille, que je désire quelque chose..." on est toujours dans le même système, et ce n'est que lorsqu'on a trouvé le déclic pour se détendre qu'on commence à comprendre dans quel état d'esprit il faut être. Il est important de savoir que c'est un état à la fois clair et dépourvu de désir, de tension, d'intention consciente.

Il y a encore une chose: on a toujours tendance à juger ce que l'on a fait par le passé et à le rejeter en considérant qu'il s'agissait d'erreurs. On se renie et ce n'est pas non plus une bonne attitude, y compris dans la méditation. La bonne attitude au contraire consiste à jeter un oeil lucide sur ce qui s'est passé, à voir qu'on a "mal médité" pendant un moment, mais qu'il s'est quand même passé quelque chose d'intéressant: on était distrait pour telles ou telles raisons, on avait des désespoirs, des craintes, des aspirations, etc.

Il est important aussi de ne pas entrer en conflit avec une partie de soi-même sous prétexte de méditation, sous prétexte que l'on fait mieux maintenant. La méditation ne doit pas générer un conflit intérieur ou le rejet des attitudes que l'on a pu avoir dans le passé; au contraire, elle doit engendrer une plus grande compréhension, un approfondissement. Il faut bien savoir que toutes les méditations "ratées" servent de base à une éventuelle contemplation: si l'on ne s'appuie pas sur toutes les expériences qu'au départ on jugeait négatives, on ne parviendra jamais à la contemplation. On a souvent tendance à jeter ce qu'il peut y avoir de bon, ce sur quoi on pourrait baser son expérience, sous prétexte que l'on n'a pas réussi quelque chose de parfait dès le départ.

Un terme caractérise cette contemplation, c'est celui de: sans production, sans fabrication. Cela veut dire que, dans cet état de contemplation, la conscience est simplement présente et qu'elle se contente de subir l'irradiation des phénomènes, un peu comme une plaque photographique perçoit la lumière sans réaction apparente, sauf que la conscience est quelque chose d'infiniment plus dynamique qu'une plaque photographique.

Quand on dit: non-production, non-agir, non-fabrication, on est bien obligé d'utiliser un terme appartenant au vocabulaire de la non-contemplation, venant de l'esprit qui, lui, fonctionne toujours en mode duel et qui est donc toujours soumis aux espoirs et aux craintes. On peut vaincre cela et s'en débarrasser uniquement par l'habitude; il y a un moment où l'on est simplement dans cet état, et c'est un état de parfaite présence de la conscience qui ne rajoute rien, qui n'enlève rien, qui ne juge pas, etc.

C'est un état par définition indescriptible en des termes usuels qui, eux, appartiennent au mode duel. Le principal effort que l'on doit donc faire dans cette progression dans la contemplation consiste à se débarrasser de l'habitude de se raccrocher à des termes comme non-agir, etc. Il faut s'en servir avant pour savoir vers quoi on va, mais on doit prendre petit à petit l'habitude, quand on médite, de ne plus se raccrocher à des termes ou à des injonctions, pour simplement laisser les choses être.

On pourrait traduire plus heureusement le terme méditation par décantation, parce que c'est un peu le même processus. La contemplation suppose de laisser le corps, la parole et l'esprit revenir à un état de calme et de limpidité, un peu comme lorsqu'on laisse reposer de l'eau troublée afin que la boue tombe au fond et que l'eau retrouve sa limpidité et sa capacité à réfléchir l'univers entier.

Pour l'esprit, c'est la même chose. Alors, surtout dans un premier temps quand on n'a pas un entraînement suffisamment conséquent, il est important que le corps soit détendu et la position la plus confortable possible. Certaines formes de marches peuvent aider à certaines formes de méditation, mais méditer en courant est déjà plus difficile, bien que cela soit possible! Il est important aussi, avant de s'asseoir pour méditer, d'avoir calmé un petit peu toutes les idées que l'on pouvait avoir.

Ensuite, il n'y a plus qu'à laisser faire et simplement être présent. On peut effectivement dire qu'il s'agit d'un processus de décantation. Si l'on secoue la bouteille d'eau pour que la boue tombe plus vite, on crée encore plus de trouble. Si on essaie d'agir de quelque manière que ce soit sur l'esprit, on augmente son trouble et sa confusion. Il n'y a donc plus qu'à le laisser tranquille et à se contenter d'être présent.

Cet état de limpidité de l'esprit et de parfaite présence, on peut le comparer à un enregistreur: op est absolument conscient de tout ce qui se passe, car il ne s'agit pas de se boucher intérieurement les oreilles ou de fermer les yeux, il s'agit au contraire d'être le plus présent possible à tout ce qui se passe mais sans se dire: "Tiens, il se passe ceci, j'entends des gens qui discutent, le ciel se couvre, il va peut-être pleuvoir, etc" car ce n'est plus la méditation.

Si l'on tousse et qu'on se dit que c'est gênant, ce n'est plus la méditation. La méditation, c'est être parfaitement conscient qu'effectivement il y a des gens qui parlent, qu'effectivement la lumière change, qu'effectivement on tousse, et c'est tout. Des pensées viennent - brutalement me vient une image de la plage l'été dernier; bon, c'est la plage de l'été dernier - et puis on revient à la méditation, on ne s'embarque pas dans un train de pensées - "Ah, sur la plage, j'ai connu cette dame qui était si gentille, etc.! Non! Il y a donc une attitude dans laquelle on peut s'établir, qui est celle du spectateur complètement présent. Pas le spectateur sélectif qui ne regarde que ce qui l'intéresse; là, tout nous intéresse, tout est passionnant.

On peut se dire, au premier abord, que la condition la plus favorable pour la méditation est d'être dans un endroit calme et paisible. Seulement les choses ne se passent pas toujours comme cela, et petit à petit on prend l'habitude d'intégrer des choses qui au départ nous gênaient, comme par exemple un grand bruit, un avion qui passe, des gens dans la cour qui discutent et s'amusent.

Au début, on se dit : "Quand même, ils pourraient faire attention, il y a des gens qui méditent, etc" car on est complètement plongé dans les espoirs et les craintes; c'est notre mode de fonctionnement naturel. Au début, à chaque fois que l'on veut méditer, on retombe dans ce travers, et puis, petit à petit, à force de recommencer, on adopte l'attitude de légèreté dont on parlait tout à l'heure: on est là, présent, c'est vrai qu'il se passe des choses, mais elles n'ont aucune espèce d'importance ou, plus exactement, toutes ont la même importance; il n'y a pas des choses qui vont dans le sens de la méditation et des choses qui la gêneraient ; la seule chose qui puisse gêner notre méditation, ce sont nos propres réactions.

A partir du moment où l'on s"habitue à réagir comme cela, à se dire que les seuls obstacles à la méditation c'est nous-mêmes qui les engendrons, peu à peu les pertubations normales ne viennent plus changer le cours de la méditation.

Quand on médite, c'est en général pour obtenir quelque chose, pour faire un progrès, pour que cela aille mieux, pour avancer, et c'est là que réside la difficulté. Ce n'est pas toujours facile, cela suppose un certain investissement personnel et on a donc toujours tendance à mêler à la pratique spirituelle en général, et à la méditation en particulier, des préoccupations telles que c'est mieux, c'est moins bien, ça va, ça ne va pas etc. En fait, il faut bien comprendre que ce sont les seuls véritables obstacles à la méditation, les seuls !

Nous avons vu que le calme de l'esprit est au coeur de notre démarche si nous voulons parvenir à l'éveil, mais en fait parvenir à l'éveil n'est pas forcément le but de tout le monde. Il est vrai que chacun d'entre nous possède la nature de bouddha, il est vrai que c'est à cause de cela qu'il est possible de parvenir à l'éveil, et nombreux sont ceux qui, sachant cela, décident d'entreprendre cette démarche et de progresser petit à petit vers l'éveil. Dans cette démarche, la méditation, la pratique du calme mental, l'entraînement de l'esprit sont absolument indispensables pour parvenir au but.

D'autres personnes n'ont pas exactement les mêmes préoccupations. Certaines vivent une vie tout à fait normale et trouvent que cela ne va pas très bien; elles se demandent ce que l'on pourrait faire et, après avoir suivi un chemin plus ou moins détourné, tombent sur ce fait que chacun possède la nature de bouddha.

Ces personnes, au départ, peuvent se dire que l'état de bouddha leur est complètement égal, et que ce qui les intéresse, c'est de faire cesser la souffrance. Cette démarche est tout à fait logique et estimable. Par la suite, quand elles étudient un petit peu, elles s'aperçoivent que tout ce qui est enseigné s'attaque à la souffrance non pas au niveau immédiat, comme un cachet d'aspirine par exemple, mais aux causes mêmes de la souffrance. Tous les moyens à mettre en oeuvre sont destinés à s'attaquer aux racines de la souffrance; qu'au départ on le fasse avec la motivation de faire cesser la souffrance, c'est très bien.

Evidemment, on peut penser que faire rentrer des égoïstes dans le dharma est tout à fait scandaleux! Il faut savoir que le dharma n'a pas d'état d'âme et qu'il fonctionne de toutes façons. Quelle que soit la motivation, à partir du moment où on commence réellement à pratiquer le dharma comme il est enseigné et si l'on veut que cela fonctionne, on est obligé d'essayer de voir les choses telles qu'elles sont réellement et, tôt ou tard, on se trouve confronté au fait que si on ne se préoccupe pas des autres, on ne peut pas faire cesser sa propre souffrance.

On a alors le choix, ou s'arrêter ou continuer, s'ouvrir aux autres et développer la bodhicitta. C'est bien si, au départ, la motivation d'emprunter la voie du dharma est éclairée et altruiste, mais la majorité des gens, nous les premiers, est intéressée par le fait de ne pas souffrir, de mieux vivre, de répondre à ses aspirations, et c'est seulement petit à petit qu'on découvre qu'on ne peut pas se préoccuper de soi sans se préoccuper des autres.

Cette découverte est la conséquence directe de la mise en application des enseignements, même si l'on veut les appliquer uniquement pour soi. La motivation tout naturellement se transforme, sans violence ni obligation, simplement parce que le point de vue peu à peu évolue.

De manière tout à fait pratique, comment cela se passe-t-il ? La première chose dont il faut prendre conscience, c'est le fait que chacun d'entre nous est doté de ce fameux Tathagatagarba ou nature de bouddha. L'essence de notre conscience est parfaitement pure, claire et limpide, capable d'appréhender tout l'univers et toutes les potentialités de l'univers. Ensuite, se situe toujours un double mouvement.

D'un côté, on essaye de vivre ce fait que la conscience est fondamendalement illimitée et fondamentalement libre de toute souffrance, donc fondamentalement félicité. Il ne faut pas confondre félicité et bonheur, ce sont deux choses très différentes: ce que nous appelons le bonheur est une excitation des sens ou du mental, la félicité est totalement dépourvue de souffrance. D'un autre côté, on vit la vie de tous les jours, dans un monde qui fort heureusement est fait non seulement de souffrance mais aussi de bonheur, et une des premières choses qu'il va falloir comprendre, c'est que tout est souffrance.

Mais on vient de dire qu'il n'y a pas seulement de la souffrance, mais aussi du bonheur ? Cela veut donc dire que, même lorsqu'on est heureux, on n'est pas complètement heureux, que le bonheur même est source de souffrance ? Ne serait-ce pas parce qu'on sait qu'il va cesser ou qu'on n'en voudra plus ? Alors, il y a une grande différence entre adopter une espèce d'attitude confite où l'on se dit: "oui, tout est souffrance, on est peu de chose, etc." parce qu'on a lu dans un livre: "Première des Quatre Nobles Vérités: tout est souffrance" et une autre attitude consistant à se dire: "Effectivement tout est souffrance et je regarde pourquoi." Il y a donc une grande différence entre affirmer, répéter: "tout est souffrance, tout est souffrance" et puis se rendre compte que tout est souffrance.

Ainsi, dans la démarche que l'on vient de décrire, il y a d'une part prise de conscience du fait que la base même de notre esprit est sans entrave, parfaite lucidité, et ensuite prise de conscience du monde dans lequel on est et perception au niveau du quotidien que tout est souffrance.

A ce stade de progression, on est bien entendu confronté à l'ignorance. Encore une fois, il convient de dédramatiser les choses. Il est vrai qu'on parle du démon de l'ignorance, mais elle n'est pas une espèce de force qui viendrait de l'extérieur pour nous empêcher de parvenir à l'éveil, animée d'une volonté malveillante, etc. c'est quelque chose de tout à fait naturel comme la pesanteur.

Il est vrai que cette ignorance est à la racine de toutes nos souffrances, et à partir du moment où on a compris cela on s'aperçoit justement que c'est au niveau de l'ignorance que l'on pourra combattre la souffrance: à chaque fois qu'on fait diminuer l'ignorance, la souffrance diminue; à chaque fois qu'on ouvre un peu plus les yeux pour simplement voir ce qui se passe réellement, sans rien faire d'autre, on souffre moins.

Si par exemple, on se retrouve avec la cuisse enflée, toute rouge, chaude et que cela ne passe pas, on commence à se demander quelle maladie on a; un cancer peut-être ? La panique s'installe, on se fait tout un cinéma, et puis quelqu'un nous montre qu'on a une épine plantée dans la cuisse. Une fois qu'on sait ce que c'est, toute la souffrance morale s'envole, on retrouve son efficacité, sa clarté de vision et on peut faire ce qui soulagera réellement la souffrance.

Tant qu'on n'avait pas pris la peine de regarder ce qu'il y avait vraiment, on pouvait se livrer aux fantasmes les plus horribles et se rendre malade d'angoisse. En plus de cela, si l'on n'avait pas examiné attentivement la chose jusqu'à percevoir l'épine, cela aurait pu continuer, s'infecter, faire un abcès, etc. C'est la même chose pour tout ce qui nous fait souffrir. Très souvent, ce sont de toutes petites choses au départ, mais si on ne voit pas la cause de cette souffrance, cela peut effectivement fermenter et devenir très grave.

Combattre l'ignorance, ce n'est pas partir en guerre, comme Saint Michel voulant terrasser le dragon avec un grand glaive, pour aller combattre avidya ou mara, c'est simplement ouvrir les yeux. Toute notre démarche ensuite consiste à ouvrir au maximum et le plus souvent possible les yeux pour voir justement ces petites choses qui, si elles ne sont pas reconnues, peuvent continuer à faire mal pendant très longtemps.

 

Autre chose se passe qui est souvent un obstacle. Nous avons tous tendance à vouloir tout tout de suite et à vouloir une panacée, un médicament qu'il suffit de prendre et qui guérit de tout. On se dit : "Apparemment, c'est la panacée; il suffit de voir les choses et ensuite cela se défait..." Théoriquement, c'est vrai; seulement, dans la pratique, le monde a une inertie, nous-mêmes avons une inertie, notre esprit a une inertie. Il ne faut pas l'oublier. Très souvent, les gens repartent d'un enseignement en se disant qu'ils ont trouvé; ils essayent une fois, deux fois, trois fois, dix fois et puis se disent que cela ne marche pas.

Ils ont oublié cette inertie. Il est très important de laisser à l'esprit et aux choses le temps de corriger leur assiette. Reprenons l'exemple de l'épine; si on a une épine et qu'elle est en train de se transformer en furoncle, quand on l'enlève, on enlève la cause de l'infection, mais il va falloir ensuite du temps avant que celle-ci se résorbe: cela ne va pas empirer mais, pendant un certain temps, cela va continuer.

Pourtant, au moment où on a enlevé l'épine, on a fait cesser la cause de l'infection, la cause de la souffrance. C'est pareil pour le reste: à partir du moment où on a trouvé un mécanisme qui produisait de la souffrance, telle ou telle action, telle ou telle relation, etc., on a effectivement supprimé la cause de la souffrance, mais des inerties se sont installées. Il y a donc une attitude qui doit aussi être développée, une attitude calme: on a vu, on a fait ce qu'il fallait, cela va maintenant s'arranger; cela prendra le temps que cela prendra mais cela va s'arranger.

C'est vraiment une chose terrible, parce qu'on peut à la rigueur vaincre l'obstacle primaire de l'ignorance, mais on le fait en voulant que cela marche tout de suite, c'est-à-dire que l'on introduit dans la démarche des désirs et des tensions qui font que le remède, qui est pourtant le bon, est appliqué d'une manière tellement aberrante qu'il ne peut pas fonctionner. Il y a donc aussi un travail à faire dans ce domaine-là : quoi que l'on fasse dans cette progression vers plus de clarté, plus de compréhension et moins de causes de souffrance, cela doit être fait d'une manière détendue; en fait, plus il y a urgence et plus on doit être détendu! Il est donc très important de se rappeler cela au moment justement où l'on applique ces remèdes.

Ensuite, dans cette quête vers moins de souffrance, il ne faut pas oublier les autres, car ils sont essentiels à notre progression, dans le sens où les autres nous opposent une résistance. Si on reste très longtemps tout seul, qu'on ne s'en trouve pas trop mal et qu'on médite, on acquiert une certaine vision claire de l'esprit et un certain calme mental. Lorsqu'on sort de sa retraite et qu'on se retrouve confronté aux autres, on est très surpris car on s'aperçoit qu'on n'a pas fait tellement de progrès.

On voit peut-être plus clair mais on est certainement beaucoup plus irritable, car on est devenu plus sensible. Il faut bien comprendre que ce qui nous fait vraiment progresser c'est le fait d'être confronté aux autres: quand on est confronté aux autres, les émotions arrivent et on peut les voir ; quand on est tout seul, il y a très peu d'émotions à part l'ennui et une certaine frustration vague.

Par contre, quand on est confronté à ceux qui nous enquiquinent régulièrement, là il y a du travail, là il y a de la matière première et là on peut mettre en application sa clarté de vision, son équanimité, etc! Il est primordial de savoir que cette progression se nourrit des obstacles qui nous sont opposés à l'extérieur et, à partir du moment où on l'a compris, on peut justement avancer relativement vite, parce qu'au lieu de s'irriter des bâtons qui nous sont mis dans les roues, on progresse.

A partir du moment où l'on touche à l'esprit et où l'on veut vraiment obtenir des résultats stables, positifs et durables, il y a toujours une notion d'équilibre à respecter. Vouloir se lancer tout seul dans une quête absolue de l'esprit sans être confronté aux autres est suicidaire parce que, dès que l'on retrouve les autres, on se casse la figure.

Mais, d'un autre côté, s'imaginer que ce sera très bien de se plonger dans la foule et d'en prendre plein la figure n'est pas vrai non plus. Il y a une attitude à adopter, qui est longue à développer. On doit d'une certaine manière se protéger, c'est-à-dire réagir, et, en même temps, on doit se détendre et laisser les autres exister comme ils ont l'habitude d'exister. On a toujours le désir d'avoir des réponses absolues.

On voudrait bien avoir une liste: dans telle circonstance, on réagit, dans telle circonstance, on ne réagit pas, etc. Cela serait pratique, malheureusement on est obligé de se fier à son propre jugement. On fera des erreurs, bien sûr, mais notre jugement s'affinera, d'abord avec l'expérience, et ensuite au fur et à mesure que nos yeux S'ouvriront. Plus on voit clair, plus l'attitude à adopter devient évidente et juste, mais encore une fois il n'existe pas de réponse toute faite.

D'une part, il faut bien se persuader que c'est grâce aux autres qu'on progressera car ils vont mettre en évidence les corrections à apporter et, d'autre part, chacun d'entre nous doit trouver l'équilibre entre "je laisse faire, j'accepte, je me contente de prendre acte" et "non, là je réagis". Il y a une limite à trouver et c'est encore une fois à chacun d'entre nous de la découvrir.

 

Nous avons vu que les clefs de l'action, de la progression, de la méthode consistent à se rendre compte, à prendre conscience, à voir les choses, à constater. Mais il existe des milliers de façons de voir, de constater, de prendre conscience, etc. Il y a la méditation; il y a le fait d'ouvrir les yeux, mais quand on regarde ce qui se passe il faut aussi être capable de l'analyser sans être obligé de faire une démonstration philosophique.

Il faut pouvoir reconnaître ce qu'il y a et il est bien de comprendre que, à ..chaque fois que l'on regarde quelque chose, on trouve toujours la saisie égocentrique à la base. C'est le premier mouvement de notre conscience individuelle, le mouvement de base. Tout l'univers, toutes les expériences, absolument tout, c'est nous qui le percevons et même si nous voyons quelqu'un avoir mal, c'est encore nous qui voyons quelqu'un qui a mal.

Cette saisie égocentrique est particulièrement mise en cause dans tout l'enseignement bouddhiste parce c'est elle qui est à la racine de la souffrance; s'il n'y avait pas de saisie égocentrique, il n'y aurait pas de souffrance.

Alors, partons en guerre contre la saisie égocentrique! Mais la saisie égocentrique, la conscience individuelle, n'existe pas. Cependant, tant que l'on fonctionne comme ça, il faut faire avec et la reconnaître. Tout ce qu'on voit dans l'esprit, c'est directement ou indirectement la saisie égocentrique, qui se traduit ensuite par l'attraction - "je prends ça, c'est bon, je le veux" - l'aversion - "oh, cela fait mal, je le rejette" l'ignorance ou volonté délibérée de ne pas connaître.

Ensuite, évidemment, il aura l'orgueil, la jalousie... Tous les sentiments, toutes les émotions qui nous habitent sont directement issus de cette saisie égocentrique. Alors il est très important de savoir que la saisie égocentrique existe, qu'elle est nécessaire au fonctionnement actuel de notre conscience en mode duel et qu'elle produit beaucoup de souffrance. On ne peut pas, d'un coup de baguette magique, s'en débarrasser et il faut composer avec, c'est-à-dire l'utiliser, car c'est ce qui nous permet de fonctionner d'une manière habituelle, mais il faut aussi brider les effets délirants qu'elle peut avoir tels l'avidité ou la frustration.

Quand on décide de regarder ce qui se passe, très souvent on est perdu, on ne sait pas par quel bout prendre cela; mais si on décide de regarder ce qui passe et comment la saisie égocentrique est impliquée, on a un angle d'attaque, on sait par quel bout prendre le papier pour commencer à le déplier .

Si l'on reprend le manuel du parfait petit bouddhiste, on voit la page "examiner la vie quotidienne" et en face "vous verrez des émotions perturbatrices". Quand on parle des "émotions perturbatrices", tout le monde sait ce que c'est; mais il s'agit en fait d'un mot qui veut dire tout et rien, comme beaucoup de mots qui servent à mettre une étiquette générique et rassurante sur beaucoup de phénomènes. Lorsqu'on regarde ce qui se passe, on voit des émotions dites perturbatrices, mais en fait on voit des phénomènes mentaux, c'est-à-dire des images, des sensations, de petites émotions, des tendances...

C'est vraiment très diversifié, et le problème est qu'on ne sait pas vraiment à quoi cela correspond. Alors faisons un peu de botanique. Si on se promène dans la nature et qu'on a pris l'habitude de regarder à quelle saison, par exemple, ces fleurs roses poussent sur cet arbre qui, à une autre saison, donnera des fruits comme ceci, on saura que c'est un cerisier. Ensuite, lorsqu'on verra une fleur de cerisier, on dira: tiens, cela appartient à la famille cerisier.

C'est un petit peu ce qu'il convient de faire avec nos phénomènes mentaux. Il faut comprendre qu'à la racine de tous nos phénomènes mentaux, absolument tous, il y a des émotions dites conflictuelles, c'est-à-dire quelque chose qui perturbe la limpidité fondamentale de l'esprit.

Il est très difficile de voir ces émotions quand il ne se passe rien ; il y a bien quelque chose qui se passe mais on ne ressent rien et ce n'est pas vraiment le moment où l'on peut examiner quelque chose. Quand tout va bien, on a autre chose à faire que de faire de l'introspection. Quand cela va mal, par contre, c'est le moment de regarder et de voir si on peut y porter remède. Quand on ne se sent pas très bien, c'est donc le moment privilégié de cet examen.

On peut alors essayer de comprendre et de remonter la chaîne. A la base, il y a toujours la saisie égocentrique. Il y a ce que nous aimons, ce que nous n'aimons pas et que nous rejetons, et ce que nous ignorons. Par exemple, ce que nous aimons, c'est nous-mêmes; nous nous aimons beaucoup et pour nous-mêmes nous voulons ce qui est bon - c'est l'orgueil. A partir du moment où nous voyons quelque chose ou quelqu'un qui risque de nous dépasser, c'est dangereux parce que cela risque de porter atteinte à notre image de nous-mêmes; nous éprouvons alors un sentiment d'aversion vis-à-vis de cette chose ou de cette personne - c'est la jalousie.

On voit donc l'orgueil, la jalousie, ainsi que la colère. Il faut un certain temps pour le comprendre, mais à partir du moment où l'on sait par où commencer à tirer le fil, on s'aperçoit que cela prend des formes très diverses. Tout d'un coup, on se met à rêver de ceci ou de cela, à penser à ceci ou cela, et on voit que derrière il y a de l'avidité, de la jalousie, de la crainte ou de l'angoisse.

C'est un entraînement particulièrement efficace. Pour en revenir à notre image botanique, si l'on voit une toute petite pousse et si l'on sait qu'elle donnera des orties, on peut enlever la pousse.

Si, mieux que cela, on voit une petite graine par terre et qu'on sait qu'elle va donner des ronces ou des orties, on peut simplement la retirer; c'est beaucoup plus facile que d'aller tailler dans un grand buisson d'orties ou d'arracher les ronces. On peut faire le même jardinage dans l'esprit et, une fois que l'on a appris à reconnaître les différents symptômes, cela devient beaucoup plus aisé.

Il y a aussi des tas d'occasions où, sans raison apparente, on n'a pas le moral, on     est irritable, cela ne va pas. On se dit: "C'est la lune, c'est ceci, c'est cela, c'est le retour d'âge..." mais avec un peu d'habitude on finit par comprendre ce qui se passe. L'esprit n'est pas découpé en petites cases, c'est un tout, fluide, fluctuant, changeant et continu.

On essaye, avec un langage et des concepts qui sont forcément discontinus, de décrire quelque chose qui dépasse largement tout ça. On se dit qu'il y a un monde extérieur et un esprit, et que l'interaction entre les deux provoque un mouvement, une friction, des phénomènes, etc. Cela décrit seulement une toute petite partie de ce qui se passe. Lorsqu'on est tout seul, on peut être complètement déprimé, irritable, vraiment en vouloir à l'univers entier, et pourtant personne ne nous a rien fait. En fait, comme on l'a déjà vu, bien que l'esprit soit extrêmement volatile, il a aussi une sorte d'inertie et fonctionne en suivant des ornières. Certaines habitudes sont profondément ancrées.

Lorsqu'on ne fait rien, c'est cela qui apparaît; quand on laisse sa conscience dériver dans un état un peu brumeux, ce sont ces ornières qu'elle emprunte, que l'on appelle tendances fondamentales. Nous sommes absolument tous dotés de ces tendances. C'est toujours la saisie égocentrique qui se manifeste au travers de l'aversion, de l'attraction et de l'indifférence mais, en fonction des expériences que l'on a accumulées non seulement dans cette vie mais peut-être dans beaucoup d'autres, on a tendance à toujours reproduire les mêmes schémas émotionnels qui deviennent ensuite des schémas mentaux.

Cela peut être intéressant, justement, quand on a du vague à l'âme ou quand la vie ne nous sourit pas, de se demander pourquoi et d'essayer de se rendre compte de la présence de ces tendances fondamentales. Il faut encore une fois chercher la saisie égocentrique, pour s'apercevoir que, lorsqu'on ne fait rien, on se dirige plutôt vers l'orgueil ou plutôt vers la jalousie ou plutôt vers la colère et l'irritabilité, etc.

Quand on l'a reconnu, on n'est pas obligé de le subir forcément. On peut donc décider de rééquilibrer. On fait cela une fois, deux fois, trois fois et on peut ainsi commencer à changer ses habitudes: si l'on avait l'habitude de fonctionner selon le mode de l'irritabilité par exemple, on peut petit à petit arrêter cela et fonctionner autrement, selon le mode de l'ouverture par exemple, le mode de la bienveillance. Mais encore faut-il avoir pris conscience qu'existent en nous des tendances qui se manifestent même quand nous ne faisons rien pour cela.

 

On apprend ainsi à voir de plus en plus clairement comment l'esprit fabrique, produit, transforme son énergie en émotions, en une façon de voir les choses et de réagir à partir de la saisie égocentrique. Celle-ci se traduit, dans la plupart de nos relations avec le monde extérieur, par des attentes: nous sommes tout le temps en train d'espérer quelque chose. On attend de quelqu'un qu'il nous traite avec respect, on attend des autres qu'ils se comportent d'une manière décente, qu'ils fassent leur travail etc.

Il est extrêmement important de le redire: la cause de tous les conflits se situe justement dans le fait que les attentes ne sont pas remplies. Il faut voir aussi que nos attentes sont teintées par nos émotions de base. Nous attendons de nos proches, de nos enfants, de notre femme, de notre mari, de nos amis, etc. qu'ils répondent à notre désir de perfection et, à chaque fois qu'ils s'en écartent un petit peu, nous en concevons de l'irritation parce que nous sommes frustrés et que quelque part cela touche à notre orgueil. C'est la même chose pour les gens à l'extérieur; nous avons des partis-pris qui nous rendent irritables et nous font développer tout un tas de sentiments.

Nous faisons cela constamment, même lorsque nous travaillons sur nous-mêmes. On ne peut pas faire autrement, l'esprit fonctionne comme cela. Le voyant, on peut utiliser le sens de l'humour. En fait, la seule chose réellement importante en tant qu'action consciente est de voir que cela se passe, et ensuite il faut se faire un peu confiance. Petit à petit, on corrige le tir, mais il ne faut pas s'imaginer qu'on va le faire immédiatement, car on a de mauvaises habitudes.

Même si l'on a vu le mécanisme, on se laissera prendre encore et encore, mais il viendra un moment où on aura naturellement changé de réflexe. Ce n'est pas par un acte volontaire, on ne peut pas forcer l'esprit; on peut simplement constater et ensuite, tout naturellement, on change d'habitude. L'important est de constater, surtout pas d'essayer de contraindre.

C'est exactement la même personne et le même esprit qui développent la colère et la lucidité par exemple, l'envie et la générosité. On parle de choses non vertueuses, et nous avons tendance à traduire cela par "mauvaises" et à les rejeter. Ce n'est pas exactement ça; il faudrait traduire non vertueux par "mal utilisé" ou "utilisé d'une manière maladroite".

C'est pour cela que depuis le début de l'enseignement on insiste sur l'importance de prendre conscience de se qui se passe, de constater ce qui se passe, mais jamais il n'a été dit : il faut supprimer ceci, il faut rejeter cela! Alors que fait-on si on ne rejette pas l'orgueil, la jalousie, l'avarice, etc ? On constate ce qui est, et quand on a constaté ce qui est, on fait confiance à ses bonnes intentions. Il faut savoir que ce qui maintenant apparaît comme de l'orgueil peut se transformer en esprit d'entreprise, à partir du moment où c'est reconnu, c'est-à-dire en capacité, en qualité. La jalousie, qui est un désir, peut se transformer en désir de se surpasser, en persévérance.

La colère est une émotion assez répandue. Au départ, c'est la conscience que quelque chose n'est pas bien, ne va pas: on est gêné, il faudrait que cela soit différent. Cela peut devenir de la lucidité. Il faut que l'énergie de la colère, qui peut être destructrice, soit reconnue, admise, acceptée et puis utilisée correctement. Toute cette démarche de prise de conscience des émotions nous montre que l'esprit est plein de possibilités et ne demande qu'à être utilisé correctement. Si vous donnez un marteau à un petit garçon de quatre ans, il cassera ses jouets, mais le même marteau un peu plus tard, quand on lui aura appris à l'utiliser, pourra lui servir à construire une maison. Ce qui pour l'instant est de l'orgueil, de la jalousie, de l'irritation, de la colère, etc. peut se transformer en de vrais qualités.

 

Le Bouddha lui-même a dit: "Je peux vous donner les moyens de vous libérer, mais une chose que je ne peux pas faire, c'est de vous libérer. C'est à chacun d'entre nous de se libérer soi-même." On dispose des moyens, alors maintenant il faut les mettre en oeuvre. Le Bouddha a dit également qu'il était impossible de se libérer seul, on a besoin des autres. La raison pour laquelle on dit aussi que la libération ultime ne peut être obtenue que par l'exercice de l'esprit de l'éveil ou bodhicitta est corollaire: on a besoin des autres et, pour se tourner réellement vers les autres, il faut développer la bodhicitta.

Tout ce que nous venons de dire le démontre abondamment. On ne peut pas, dans l'absolu, développer des qualités d'une manière solitaire; on peut éventuellement développer une certaine stabilité de l'esprit, une certaine clarté de vision, mais pour ce qui est la saisie égocentrique et des émotions, elles ne se révèlent que lorsqu'il y a interaction avec autrui. Cette capacité de profiter de l'interaction des émotions, de les examiner, de les utiliser comme éléments clarificateurs de la situation dépend directement de notre attitude vis-à-vis d'autrui, de cette fameuse bodhicitta.

Si l'on reste dans une relation courante vis-à-vis d'autrui - j'aime, je n'aime pas - on ne peut pas voir les chose clairement; il faut adopter envers autrui une attitude qui soit la plus juste possible et, pour cela, il n'y a pas d'autre moyen que de se mettre à la place des autres. Se mettre à la place des gens veut dire prendre conscience du fait qu'ils sont malheureux, qu'ils ont envie d'être heureux, qu'ils ne vivent pas tout seuls et prendre conscience du fait que notre bonheur dépend de leur bonheur; c'est cela la bodhicitta.

De cette manière, on finit par avoir une vision aussi complète que possible des situations et, à partir de cette vision qui peu à peu devient de plus en plus ample et précise, on peut voir clairement les mécanismes. On cesse alors de rejeter sur autrui la responsabilité de ce qui nous arrive. C'est la première condition pour savoir ce qui est à corriger en soi: à partir du moment où nous nous tournons vers autrui pour comprendre ce qu'il fait, ce qu'il pense, les émotions qui l'animent, nous avons le reflet des émotions qui nous animent.

 

Lorsqu'on prend réellement non seulement son existence mais ses existences en main, on essaye de prendre réellement en compte les implications de la loi de causalité. On devient beaucoup plus conscient des actes qui sont positifs et de ceux qui sont négatifs, non seulement dans l'immédiat mais aussi dans l'optique de la quête de l'éveil.

On entre dans un processus dans lequel il devient éventuellement possible, après avoir constaté que, quoi que l'on fasse, même si l'on vit avec les meilleures intentions du monde et la plus grande vigilance, on continue d'accomplir des actes nuisibles, de prendre en compte ces actes et de les purifier, de les transmuter en fait. La pratique permet alors de pratiquer les actes positifs, de purifier les actes négatifs et de développer d'une manière encore plus consciente la lucidité et la clarté de l'esprit.

Lorsqu'on se préoccupe non plus seulement de vivre avec le moins de souffrance possible mais aussi de parvenir à l'éveil, le fait de percevoir la nature de l'esprit est primordial. Deux sortes de voiles masquent la conscience qui se manifeste en mode personnel: le voile des tendances fondamentales et le voile du mode même de connaissance.

De quoi sont constitués ces voiles ? Ils sont constitués des tendances fondamentales qui sont la résultante de notre karma. Qu'est-ce que le karma ? Ce mot signifie à la fois "action" et "la trace laissée dans l'esprit par l'action, justement au niveau le plus primordial de la conscience". On s'aperçoit que tout ce qui est considéré comme acte négatif a effectivement pour effet, au niveau du karma le plus extérieur, d'entraîner de la souffrance, mais aussi d'augmenter le voile des tendances fondamentales et d'augmenter ainsi l'emprise sur nous du voile du mode même de connaissance.

D'un autre côté, tout ce qui est appelé acte positif a tendance effectivement à diminuer la souffrance, mais aussi à diminuer la saisie égocentrique, donc à diminuer le voile du mode même de connaissance et le voile des tendances fondamentales. Ainsi, la quête spirituelle de l'éveil est en parfait accord avec un besoin tout à fait immédiat, celui de moins de souffrance. Cependant, il est important de comprendre que ce n'est pas la même chose. D'un côté, on veut simplement moins souffrir; d'un autre côté, il yale désir réel de parvenir à l'éveil et d'appronfondir tous les moyens qui sont à notre disposition. On peut utiliser une connaissance générale du karma et des émotions pour ne pas trop souffrir, comme on peut utiliser cette même connaissance pour aller beaucoup plus loin.

Le dharma est au départ quelque chose de tout à fait banal; il n'y a pas besoin d'être bouddhiste pour appliquer les principes que l'on vient de décrire. En plus, cela permet vraiment de soulager sa propre souffrance, de mieux vivre, de prendre sa vie en main. Si on le désire, on peut aussi aller beaucoup plus loin en utilisant les mêmes méthodes.

A partir du moment où existe cette volonté, ce qui au départ peut être appelé qualité ou vertu devient paramita, c'est-à-dire vertu transcendante. Paramita veut dire ce qui conduit au-delà, ce qui permet de traverser, exactement comme un bateau. Des qualités tout à fait ordinaires permettent, quand elles sont utilisées dans ce sens là, de parvenir à l'au delà réel de la souffrance, donc de transcender notre condition actuelle.

Prenons la paramita de l'éthique par exemple. Tout ce que l'on a vu jusqu'à présent concernait essentiellement le développement d'une certaine éthique, le fait d'être capable de décider d'accomplir certaines actions parce qu'elles sont positives et d'en rejeter d'autres parce qu'elles sont négatives. Si l'on développe cela un petit peu plus, cela devient la paramita de l'éthique: poursuivie jusqu'à son terme, cette éthique, qui n'est pas fondée sur des interdits mais sur la constatation du caractère nuisible ou positif de telle ou telle action, contribue réellement à dissiper les voiles qui couvrent l'esprit et nous permet de réaliser la véritable nature de cet esprit.

Cette éthique doit être appliquée dans un processus quotidien: lorsqu'on médite, par exemple, on accroît sa capacité de vigilance, sa clarté de vision, sa présence, etc. ; et lorsqu'on agit, on voit d'une manière de plus en plus fine et précise le caractère positif ou négatif des actes que l'on accomplit. Comme parallèlement on a développé une conscience aigüe des autres et de leurs besoins, cette éthique envahit le domaine de nos relations aux autres et nous permet d'être de plus en plus conscient de deux choses: d'abord de ce qu'il convient de faire pour éviter la souffrance pour soi-même et pour autrui, et puis elle nous permet aussi de voir que, quoi que l'on fasse, on commet des erreurs.

C'est là qu'intervient le côté supplémentaire. Quand on se situe dans un cadre profane, si l'on fait une erreur, on l'enregistre et on se dit que la prochaine fois on ne la commettra pas. Quand on se situe dans le cadre d'une pratique spirituelle, on peut aller plus loin. On ne va pas se confire en regrets ni se noyer dans la culpabilité, cela ne sert à rien. Par contre, il est nécessaire d'avoir une conscience réelle du caractère nuisible de ce que l'on a fait, et on peut alors s'en purifier.

C'est un peu le principe de la confession intérieure, mais cette prise de conscience ne doit comporter ni excès d'humilité ni désinvolture: il faut, au moment où l'on s'aperçoit du caractère nocif de l'action que l'on a accomplie vis-à-vis d'autrui ou vis-à-vis de soi-même, éprouver un regret semblable à celui que l'on peut éprouver quand on s'aperçoit que l'on vient d'avaler du poison en croyant manger une friandise.

C'est le genre de regret qui fait dire: "Ah si je pouvais remonter dans le temps, je ne le ferai pas". Ensuite, on peut utiliser des moyens de purification comme la récitation de mantras, etc. Là, on passe du domaine de quelque chose de tout à fait banal que l'on peut appliquer dans la vie courante, à une dimension supérieure; c'est ce que l'on appelle l'accumulation d'actes positifs. Cette pratique de l'éthique, à la fois active et rétrospective, prend possession de notre mode d'action, de notre mode de pensée, et on est de plus en plus porté tout naturellement à accomplir des actes positifs plutôt que des actes négatifs.

 

A partir du moment où l'on quitte le domaine de la conduite extérieure pour entrer dans celui de la science intérieure, ce que l'on appelle la pratique du dharma, toute chose prend alors une autre dimension. Nous avons vu que toute action avait des conséquences, c'est la loi du karma. Mais quand on s'engage dans cette voie qui mène à l'éveil, il ne faut pas simplement s'arrêter là, il faut comprendre que les émotions comme la colère ou la jalousie, etc. qui sont la cause des actions, non seulement engendrent des conséquences que nous pouvons voir, mais aussi laissent des traces dans la conscience base de tout, ces traces conditionnant notre façon de voir l'univers.

Si nous percevons l'univers comme nous le percevons, c'est parce que nous sommes des humains, et cette vision est le fruit des actes que nous avons accomplis par le passé, dans d'autres existences. On commence alors à comprendre et à réaliser avec un certain effroi que des choses qui ne nous paraissaient pas franchement agréables mais enfin semblaient anodines, comme de piquer une grosse colère, laissent des traces au plus profond de notre conscience, là où nous ne pouvons plus les atteindre justement, et risquent de conditionner la façon dont nous voyons les choses.

Les pratiquants bouddhistes font des prières: "Far la force de la jalousie, on renaît en tant que dieu jaloux; par la force de l'avidité, on renaît en tant que preta; par la force de la colère, on renaît dans les états infernaux..." Ce n'est pas un châtiment imposé de l'extérieur. Simplement, les traces laissées par la colère par exemple risquent d'être tellement profondes qu'elles nous mèneront à voir l'univers d'une façon complètement différente, qui risque d'être nettement moins confortable que la façon dont nous le voyons maintenant.

Quand on a pris le temps de constater cela, la pratique de l'éthique devient essentielle et on le fait avec beaucoup plus de profondeur. On fait encore plus attention car on s'aperçoit qu'effectivement on marche sur le fil du rasoir. Cette prise de conscience a tendance à développer encore l'acuité de vision et la vigilance, à rendre encore plus exigeant du point de vue de l'éthique, non pas pour être meilleur ou mieux considéré, mais parce que cela devient réellement nécessaire.

Des inquiétudes peuvent alors s'élever. On chemine sur un chemin très escarpé, fort dangereux et il y a de multiples occasions de tomber. Le pire, c'est qu'on n'est pas forcément capable de voir immédiatement qu'un acte aura des conséquences négatives ou positives; de plus on nous a éduqué avec la meilleure foi du monde dans l'optique que certaines actions étaient tout ce qu'il y a de bien, alors qu'en fait elles sont tout ce qu'il y a de négatif, car l'ignorance se transmet comme d'autres maladies.

Quand on commence à se poser ce genre de questions, quand on est bien persuadé que l'on doit soi-même gérerson éthique, on peut alors se tourner vers ce qui a été codifié pour nous aider .

Il existe en gros dix catégories d'actes nuisibles, actes du corps, actes de la parole et actes de l'esprit. Il y a trois catégories d'actes nuisibles de l'esprit: la cupidité ou avidité, la malveillance, et le fait de développer des vues fausses. Développer des vues fausses concerne une frange minime de personnes. Par contre, nous sommes tous soumis à l'envie et à la malveillance. Qui n'a pas souhaité que untel se casse la figure dans les escaliers ?

C'est de la malveillance! On s'aperçoit aussi qu'il y a quatre type d'actes nuisibles de la parole: le fait de mentir - on s'y adonne allègrement ! - le fait de dire des paroles blessantes - c'est assez difficile à réprimer! - le fait de se livrer à la calomnie - c'est courant - et le fait de parler pour ne rien dire. Pourquoi ce dernier acte est-il tellement nocif ?

Parce qu'il a deux effets: tout d'abord, il maintient l'esprit dans un état de cerf volant qui flotte au vent, et ensuite il favorise la tendance à dire du mal des autres. Avec le corps, il y a aussi trois catégories d'actes nuisibles: le fait d'ôter la vie, quelque vie que ce soit, le fait de prendre ce qui n'est pas donné, c'est-à-dire voler, et puis le fait d'avoir un comportement sexuel incorrect, c'est-à-dire un comportement contraire aux coutumes admises et engendrant la souffrance.

Nous avons ainsi dix catégories, relativement simples à apprendre, qui sont faites pour nous donner un cadre de réflexion. C'est cela la pratique de l'éthique : d'une part, on a la volonté de voir clair, de regarder les choses telles qu'elles sont et d'utiliser sa compréhension pour bien faire et, d'autre part, on s'appuie, quand on est pas trop sûr, sur des repères extérieurs.

Quand on se penche sur le problème de l'éthique, on peut se dire qu'il y a des choses qui ne sont pas vraiment graves, comme par exemple dire des paroles désagréables et traiter sa voisine d'imbécile. Ce n'est pas vrai, car ce qui importe, c'est l'action de ces paroles. La voisine se mettra peut-être en colère, développant une aversion extrêmement forte envers nous. On peut se dire qu'après tout cela la regarde et qu'elle n'a pas besoin de développer d'aversion, mais si la voisine développe de la colère et finit par faire des choses très désagréables, c'est nous-mêmes qui en sommes responsables, elle aussi mais nous encore plus qu'elle.

On s'aperçoit ainsi que toutes les actions, même bénignes, finissent par avoir des conséquences que l'on ne peut pas vraiment prévoir. Il faut donc faire extrêmement attention. Il y a un corollaire rassurant tout de même: il suffit de retourner ces dix actes nuisibles et on a les dix actes positifs, protéger la vie, pratiquer la générosité, etc. On accomplit parfois des petites choses positives, comme une parole gentille ou un sourire, sans y penser, mais qui deviennent évidentes du fait que l'on est axé sur l'éthique, et que l'on va se mettre à accomplir d'une manière beaucoup plus précise.

Du fait que notre action est mieux ciblée, que l'on sait ce que l'on fait, elle aura alors des conséquences beaucoup plus . importantes, ce qui nous permettra de progresser. Au départ, on développe un minimum d'attention pour agir d'une manière correcte ; ce fait diminue l'agitation de notre esprit; le fait de. diminuer l'agitation de l'esprit augmente sa clarté, ce qui nous permet de voir encore mieux ce que nous faisons et d'agir d'une manière encore plus correcte, etc. Il y a donc un effet boule de neige qui peut mener très loin et démontre clairement que rien n'est sans conséquence. Il n'y a pas d'action qui n'ait pas d'importance.

 

Par ces exemples, on s'aperçoit que ce que l'on appelle une pratique spirituelle est quelque chose qui devient permanent et envahit tous les aspects de l'existence. C'est une ascension constante, un appronfondissement constant de la façon dont on vit et dont on gère ses rapports avec autrui, parce que l'essentiel de la pratique est d'être attentif à ce que l'on fait aux autres. On pourrait presque dire que l'essentiel de la pratique se résume à être gentil en toutes circonstances et à l'être consciemment.

D'un autre côté, quand on parle de pratique, on entend parler des deux accumulations. D'une part, il y a l'accumulation ou la production d'actes positifs. Une des caractéristiques de la pratique du dharma, et en principe de toute pratique spirituelle, est de produire un maximum de choses positives. Cette accumulation d'actes positifs a pour conséquence l'accumulation de sagesse ou l'appronfondissement de la clarté et de la limpidité de l'esprit.

Si l'on produit des actes positifs, c'est que l'on est conscient; on ne peut pas par hasard produire continuellement des actes positifs, on peut en faire un ou deux par hasard, mais c'est tout. Pour faire des choses positives, il faut les faire consciemment, c'est-à-dire développer la vigilance et l'acuité d'esprit. Donc plus on pratique l'accumulation d'actes positifs, c'est-à-dire plus on va loin dans la production d'actes positifs, plus on est obligé par corollaire d'aller loin dans la clarification de l'esprit; et plus on diminue la production d'émotions, plus on diminue la confusion dans l'esprit et donc plus on augmente encore une fois la clarification de l'esprit. Il est très important de bien voir que ces deux aspects sont toujours conjoints. Faire le bien, ce n'est pas seulement faire le bien pour faire le bien, pour être gentil, mais aussi parce que cela a une influence directe sur la compréhension et la progression spirituelle.

Quand la pratique spirituelle va réellement vers l'éveil, il y a effectivement une dimension qui transcende de plus en plus ce que l'on peut d'ordinaire atteindre avec le simple raisonnement. On entre dans le domaine extrêmement aérien et éthéré de ce qu'on appelle l'aspiration, la foi, la confiance, etc.

On est allé au bout de ce que l'intellect peut nous permettre d'appréhender et on voit que ce n'est pas tout: il y a quelque chose au delà. Cette possibilité d'aller voir plus loin s'appuie essentiellement sur une éthique parfaite, c'est-à-dire sur le fait d'avoir bien compris et d'orienter toutes ses actions du corps, de la parole et de l'esprit d'une manière positive en sachant pourquoi. Après, on essaye, et c'est l'essentiel pour parvenir réellement à l'éveil ultime, d'aller plus loin: c'est le domaine de ce que l'on appelle la pratique formelle.

Par exemple, on médite son corps comme autre chose qu'un amas de chair et de sang et on se médite sous un aspect pur; on médite son esprit comme étant la manifestation de la parfaite suprême connaissance, etc. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut faire comme cela, il est nécessaire d'orienter son esprit, de développer la confiance et l'aspiration à atteindre à l'éveil. Il y a un saut à faire et là notre intellect ne peut plus suivre; il faut aller voir d'une manière différente, d'une manière directe. On ne peut plus y aller par le raisonnement, on a besoin de l'aspiration et, encore une fois, cela ne marche pas si l'on n'a pas au départ assis son comportement ordinaire.

 

Dans ce domaine qui n'est plus simplement une règle de vie, mais une véritable pratique spirituelle, le saut se fait dans tous les domaines. En particulier, cela différencie la simple bienveillance de la bodhicitta. Jusque là, on était bien intentionné; dorénavant, il y a la conscience d'une transcendance qui nous amène à aller plus loin.

C'est, par exemple, la force des souhaits ou de la prière. Lorsqu'on fait des souhaits pour le bien de tous les êtres, on fait appel à quelque chose qui dépasse ce qu'on peut consciemment atteindre, c'est-à-dire qu'on ne fait plus appel à la force consciente de l'esprit, mais à la force de l'aspiration qui, elle, ne peut pas être expliquée ni quantifié ni disséquée ni analysée. C'est cela qui met en branle la puissance considérable de l'esprit qui échappe à la raison et va purifier, aider, dissiper les obstacles etc. On fait résonner et on utilise la sagesse.

Cela est complètement en dehors du champ de l'expérience quotidienne et personne ne peut l'expliquer rationnellement. On commence à voir clairement la progression et pourquoi, pour utiliser ce genre d'instrument extrêmement puissant, il est absolument nécessaire d'avoir derrière soi toute la force, toute l'assise des actes positifs.

 

C'est là aussi que l'on perçoit, d'une manière qui n'est plus absolument rationnelle, le fait que c'est en se tournant vers le bien d'autrui que l'on accomplit son propre bien. On voit clairement qu'à chaque fois que l'on cherche quelque chose pour soi on n'y arrive pas vraiment, et qu'à chaque fois que l'on se tourne vers autrui, que l'on fait des souhaits réellement désintéressés pour quelqu'un d'autre, on reçoit quelque chose qui vient nous combler. Encore une fois on entre alors dans un domaine qui transcende l'ordinaire.

 

Progressivement, une clarification, une compréhension de plus en plus profonde, une appréhension de plus en plus fine de ce qui fait la pratique interviennent également. C'est là qu'on commence à comprendre de quoi il s'agit quand on parle de vacuité par exemple ; c'est là aussi que l'on comprend à quoi sert de méditer sur des yidams, à quoi sert d'imaginer des déités avec quatre, six ou huit bras, pourquoi il est nécessaire de se relier à un lama, pourquoi il est nécessaire éventuellement de se purifier.

Là, effectivement, on quitte le domaine du purement intellectuel, du purement rationnel, pour entrer dans une autre forme de logique qui est la logique transcendante, qui préside à ces méditations que l'on appelle la phase de développement et la phase de résorption, et qui n'est pas directement perceptible à l'intellect sous sa forme ordinaire, mais dont le mode de fonctionnement apparaît peu à peu. On s'aperçoit aussi que ce qui se fait dans les pratiques extensives se fait aussi bien dans les pratiques très courtes. C'est déroutant.

Il y a une raison d'être à tout cela mais on ne peut pas vraiment donner d'explications intellectuelles; il faut vraiment aller voir. On commence tout un chemin avec sa raison ordinaire, avec son intellect ordinaire, et ça marche! On arrive au bout du chemin et on peut essayer d'aller au delà, dans une autre forme de logique où la raison ordinaire est plutôt malmenée; on s'assure que cela fonctionne et, à ce moment-là, petit à petit, on va plus loin, d'une manière tout à fait organique, tout à fait logique aussi.

C'est l'approfondissement de la pratique, mais, encore une fois, il n'y a pas d'un côté les pratiques spirituelles qui sont au delà de la compréhension ordinaire, et puis la vie courante, banale, inintéressante. Non, cela forme un tout, et c'est ce qu'il est important de comprendre. Quand on se préoccupe d'abord de moins souffrir, on est dans la voie; quand on se préoccupe d'atteindre l'éveil, on est dans la voie; quand on commence à découvrir qu'il peut y avoir autre chose à faire, comme les actes d'aspiration, on est dans la même voie; quand on commence à utiliser des moyens qui deviennent transcendants, on est toujours dans la même voie.

 

On parlait d'être l'architecte de sa vie. On n'a pas quitté le sujet. On s'est aperçu qu'il était absolument nécessaire, pour aller jusqu'au pinacle que peut représenter l'obtention de l'éveil, de s'appuyer sur des fondations extrêmement stables, et on a passé beaucoup de temps justement à décrire l'établissement de ces fondations. On a vu qu'elles étaient d'autant plus nécessaires qu'elles ne soutenaient pas seulement une quête vague d'un ailleurs, mais qu'elles sous-tendaient notre vie immédiate.

Il y a une volonté au départ de prendre en compte tous les aspects. Ces fondations permettent de construire beaucoup de choses, mais on peut aussi décider de se cantonner à un domaine particulier , et se dire que ce qui nous intéresse c'est le confort moral, intellectuel, etc., et ça marche très bien. On peut aussi décider d'aller plus loin, et cela marchera encore parce que les fondations sont suffisament solides. On peut vouloir aller très très loin, et cela marchera toujours, à cause de la solidité même de ces fondations. C'est exactement comme quand on construit un édifice.

On a vu un certain nombre de choses qui peuvent se résumer à quelques chapitres relativement clairs et simples. Il faut donc bien voir que ce qui est réellement important c'est d'établir ce qu'il y a en dessous, d'avoir une stabilité, une compréhension claire. Après, tout est permis; par contre, si l'on essaie de sauter l'étape, on ne peut rien construire du tout. Encore une fois, ce n'est pas une figure de réthorique : si l'on essaie d'atteindre l'éveil ultime sans pratiquer l'accumulation d'activité positive, on se casse la figure; alors, on ne sait peut-être pas pourquoi lorsque cela arrive, mais c'est pour toutes les raisons que l'on a exposées jusqu'à présent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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