Extrait du Tendrel 09, Janvier 1986
Explications concernant l’engagement du bodhisattva données par Shamar Ripoché à Dhagpo Kagyu Ling du 12 au 16 Août 1985
Conscience et consciences
On reçoit les vœux de bodhisattva au niveau le plus profond de l’esprit, au niveau de l’alaya, « la conscience base de tout ».
Il est nécessaire, tout d’abord, de comprendre le mode de fonctionnement de l’esprit. Dans notre état de confusion, nous percevons le monde à travers les six consciences des sens (de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, du toucher et la conscience mentale). En relation avec l’expérience du monde s’élèvent les émotions qui sont traitées par la saisie égocentrée dans « la conscience individuelle perturbée ». Les émotions déterminent les actes ou karma, dont les empreintes s’accumulent dans la conscience réceptacle, alayavijnana, « la conscience base de tout » (künzhi nam par shé pa). Cela fait en tout huit consciences.
De « la conscience base de tout » s’élève l’identification individuelle, la saisie égocentrée, qui est « la conscience perturbée » liée aux émotions.
Ces émotions engendrent des actes contaminés appelés karma, qui, par leur répétition, produisent des tendances habituelles stockées dans « la conscience de base ». Ces tendances fondamentales portées à maturité se structurent en les six consciences des sens (visuelle, auditive, olfactive, etc.) qui induisent le cycle des existences conditionnées. Les six consciences sensorielles déterminent un type d’activité fondé sur l’interprétation émotionnelle des perceptions sensorielles. Les actes ainsi contaminés s’accumulent dans l’être comme empreintes karmiques déposées dans la conscience réceptacle.
En bref, les six consciences sensorielles produisent les tendances fondamentales imputées dans l’alaya, lesquelles à leur tour induisent la formation des consciences sensorielles, d’où la notion de cycle de l’existence conditionnée.
C’est la raison pour laquelle la graine des vœux de bodhisattva est plantée dans cette « conscience de base ».
Ce qu’on appelle le monde conditionné (en tibétain : srid pa) nommé aussi samsara (cycle), est la sphère où tout peut apparaître, se manifester. On y distingue deux aspects ; d’une part ce qui perçoit (en tib. : shé pa), la conscience, et d’autre part ce qui est l’objet de perception (bem po), c’est-à-dire la matière, ce qui est physique, tout ce qui n’est pas l’esprit. Cela se réfère au monde matériel, tangible, mais aussi à l’individu lui-même avec son corps et ce qui le compose (le sang, la chair, les os ainsi que les organes, cœur, œil, nez, etc.).
Dans l’expérience conditionnée, si c’est l’esprit qui erre dans le samsara, c’est au moyen de la matière telle qu’il l’engendre dans le corps physique (chair, sang, os, etc.). C’est donc à travers la matière que l’esprit expérimente. Par exemple, avec l’œil il voit, mais l’œil lui-même n’est pas l’entité qui connaît. C’est par la somme des différentes consciences que l’expérience est connue. L’appréhension de l’expérience en dépendance de la matière, du corps, etc. procure les sensations, bonheur, souffrance, plaisir, déplaisir, acceptation, rejet, etc.
L’identification à la somme des huit consciences est appelée « confusion » et son fonctionnement « mode confus ». Qu’est-ce qui est confus ? C’est l’esprit. Cet esprit que l’on appelle aussi le penseur, le connaisseur (sem), quel que soit le siège où on le localise, dans le cerveau, le cœur, etc. existe aussi en dehors de toute manifestation corporelle. Tant que le réceptacle du corps est présent, il est le lieu de la confusion. Mais l’esprit n’est pas physique, il est fondamentalement conscience connaissante. Lorsque cette conscience ou faculté cognitive fondamentale est voilée, soumise à la confusion, elle engendre les huit consciences ordinaires et s’y identifie. Libre de la confusion, elle est sagesse-lucidité. Cette sagesse n’est pas soumise à l’identification conceptuelle : cette dimension de l’esprit est ce qu’on appelle tathagatagarbha (essence de telléité = la réalité telle qu’elle est) ou nature de bouddha.
Ainsi, la conscience réceptacle (alaya) a deux modes de fonctionnement, l’un est confusion, l’autre sagesse. Sa nature réelle est sagesse. Mais tant que « la conscience de base » ne se reconnaît pas comme sagesse, elle fonctionne de façon confuse. Comment cette conscience confuse s’entretient-elle et se développe-t-elle jusqu’à produire le samsara sans fin ? Elle est troublée, illusionnée par les émotions et l’ego qui s’y attache. Ces facteurs sont extrêmement agissants et créent sans cesse davantage d’illusion. L’aspect de sagesse est développé par un état d’esprit positif qui contrecarre les perturbations émotionnelles.
Ici, nous rencontrons un problème de terminologie et de conception à propos de l’esprit. Ce qui est désigné par sem en tibétain est l’esprit. Mais le terme tibétain ou bouddhique représente autre chose que le concept « esprit » des occidentaux ; c’est du moins ce que j’ai observé. Pour l’Occident, l’esprit est associé au cerveau, il est un flux d’énergie qui travaille beaucoup et produit quelque chose (comme l’énergie électrique). Ce que nous appelons esprit est plus mystérieux ; on ne peut le montrer. Ce que nous reconnaissons, c’est le penseur, le réceptacle de toutes sortes de pensées. Si cela était du domaine physique, toutes les pensées qui sont apparues, qui apparaissent ou qui apparaîtront, ne pourraient être contenues dans notre cerceau car elles sont innombrables et incessantes. Donc, ce flux d’énergie n’est pas matériel. Sa nature est différente. Elle est appelée conscience (shé pa).
L’esprit, c’est ce qui a la faculté de connaître ce qui est extérieur à soi et de se connaître soi-même, en opposition à la matière qui est dépourvue de cette faculté cognitive.
À cause de cela, il est dit que c’est l’esprit qui est soumis à l’illusion dans le cycle des existences et que c’est l’esprit qui se purifie, qui se libère et atteint l’état d’éveil.
Le choix des moyens
Comme on l’a vu, en prenant le contre-pied des tendances négatives qui renforcent l’illusion, on développe la reconnaissance de la conscience connaissante primordiale de l’esprit. Pour cela, il existe de nombreuses méthodes. L’une d’elles, s’appuyant sur un point de vue relatif, consiste à se détourner de tout ce qui produit l’illusion en abandonnant les émotions conflictuelles et en tarissant ainsi l’accumulation de karma négatif. On fait cesser la production de souffrance et on obtient un état de bonheur. Par la méditation et l’absorption de « l’absence intrinsèque du moi individuel » et de ses manifestations, les émotions conflictuelles, on obtient la libération, l’affranchissement du cycle des existences. Mais cette libération n’est pas le parfait éveil d’un bouddha complètement purifié et épanoui.
À ce niveau, les voiles ordinaires des émotions sont purifiés mais il reste des impuretés subtiles. Cette obtention ou réalisation correspond à l’état d’auditeur (shravaka) ou de bouddha-par-soi (pratyekabuddha). Cette voie est celle du moindre véhicule (hinayana) dont le fruit est le nirvana référentiel ou quiétude. Néanmoins, dans la mesure où cela conduit à la suppression des émotions conflictuelles et à la compréhension du samsara, puis à son élimination, cette voie est dite correcte. Mais ce n’est pas la voie directe vers la bouddhéité, car elle ne s’appuie pas sur la pratique des dix paramitas (vertus transcendantes).
Dans cette voie personnelle où l’on pratique seulement le samadhi du non-ego individuel, il n’est pas possible d’accomplir le bienfait des êtres. Elle procède de la suppression d’une seule cause, celle qui conduit aux renaissances samsariques et elle mène à la jouissance de la paix, de la quiétude. Mais la motivation de renaître pour le bien des autres n’étant pas cultivée, l’activité illuminée est absente et donc cette réalisation ne peut se manifester en les trois corps d’éveil : les corps d’émanation et de jouissance qui expriment l’activité bénéfique issue de l’actualisation du corps de vacuité (dharmakaya).
Je peux vous enseigner cette voie et vous pouvez atteindre l’état d’arhat (destructeur de l’ennemi) en une seule vie. C’est bien pour vous, car vous êtes alors délivré du samsara mais vous serez incapable d’œuvrer pour le bien de tous les êtres vivants. Si vous le désirez, je peux vous l’enseigner. Que préférez-vous ? Dans cette voie-là, en une seule existence, vous pouvez atteindre l’état d’arhat et être complètement libéré de la nécessité de renaître. Quand on emprunte la voie du bodhisattva, on doit reprendre naissance. Une fois que l’on a atteint la première terre des bodhisattvas, le premier bhumi, il n’y a plus de problème. Jusque-là, il est nécessaire de passer par une succession de naissances qui sont extrêmement profitables aux autres, mais qui demandent un certain effort, qui sont un entraînement difficile mais tout à fait bénéfique pour les êtres.
Aussi, quelle voie choisissez vous ? La voie du hinayana et des arhats ? (silence)… Tous, vous voulez devenir de parfaits bouddhas, n’est-ce-pas ? (rires.)
Donc, pour parvenir à cet état de bouddha, il est nécessaire de prendre les vœux de bodhisattva. Pour prendre les vœux, que nous faut-il ? Il nous faut développer la volonté de pratiquer l’amour et la compassion. Cet amour et cette compassion doivent être ancrés fermement en nous-même, physiquement, par la méditation. C’est un préalable à l’action du bodhisattva jusqu’à ce que l’amour et la compassion ne soient plus artificiels. La cause initiale de l’obtention de l’éveil, c’est la conception de l’engagement du bodhisattva. Cette cause se développe par l’entraînement à l’amour et à la compassion jusqu’à l’obtention de l’éveil où l’activité du bodhisattva s’élève spontanément. Jusque-là, nous allons nous heurter à des difficultés.
D’une façon générale, lorsque l’on pratique le Dharma, lorsque l’on s’engage dans l’accomplissement d’actes positifs, on rencontre des obstacles, parce que notre nature est encombrée d’émotions. Parmi ces émotions, la principale est l’orgueil qui conduit au mépris des autres (par un processus de surestimation de soi : je suis le meilleur, le plus fort, etc.). La présence de l’orgueil détermine automatiquement celle de la jalousie et de la haine ou colère. Si l’orgueil est la cause, la colère est l’émotion dont l’activité est la plus puissante car elle conduit à la production de toutes sortes d’actes négatifs graves qui provoquent les renaissances inférieures.
On fait souvent une confusion et une assimilation, en Occident, entre orgueil et fermeté mentale ; on pense qu’être dépourvu d’orgueil, c’est être faible. L’orgueil est une hypertrophie de la saisie égoïste et, en ce sens, une faiblesse. On peut avoir une grande force de caractère, avoir décidé de parvenir à un but, par exemple l’éveil, sans pour autant manifester de l’orgueil. Il faut donc dissocier l’orgueil, qui est une affirmation de sa propre suprématie sur autrui, qui suppose de l’aveuglement, et la fermeté mentale qui est une qualité dépourvue de ce qui fait toute la négativité de l’orgueil. De la même manière, on assimile souvent, de façon abusive, humilité et faiblesse de caractère. Ce dont nous avons besoin, c’est du courage, de la force de caractère sans la déviation de l’orgueil.
Stabilisation
Cette méditation sur l’amour et la compassion va de pair avec l’obtention de la stabilité mentale. En effet, pour un débutant, il est difficile d’abandonner instantanément l’orgueil et la colère. Jusqu’à l’obtention de cette capacité, il est nécessaire de pratiquer la stabilisation mentale conjointement à la méditation sur l’amour et la compassion. C’est le propre de la méditation de shiné.
Prenons par exemple le concept de colère : vous devez changer cette image, cette représentation mentale. Pensez à une personne qui vous est désagréable, que vous considérez comme votre ennemie. Si vous n’avez pas d’ennemi, essayez de penser à une personne qui va faire monter en vous la colère. Une fois que vous vous sentirez en colère, n’agissez pas en fonction de cette colère, vous pourriez frapper quelqu’un, mais considérez la colère en tant que type de pensée et voyez à quoi elle ressemble, d’où elle vient, si elle vient de la personne ou de vous-même. Si c’est de l’esprit, d’où apparaît-elle, comment demeure-t-elle, où va-t-elle quand elle disparaît ?, etc. Il s’agit de prendre pour objet de sa méditation, de son examen, la colère elle-même.
De temps à autre, vous échangez les rôles. Une fois que vous êtes vraiment en colère contre quelqu’un, alors vous prenez sa place et vous lui donnez la vôtre. Par exemple, je suis Shamar Rinpoché. Shamar Rinpoché est en colère contre vous. Maintenant, vous pratiquez l’échange et vous êtes Shamar Rinpoché. (rires) Ou bien je deviens vous-même, l’esprit rempli de pensées, pas très clair (rires). Faites de même pour la jalousie et l’orgueil. Ceci est la phase de shiné. Par l’observation de l’état de forte colère et de l’état paisible de l’esprit, vous en viendrez à l’observation de l’essence de l’esprit, ce qui est la vision supérieure (llhaktong).
Si vous pouvez utiliser cette méthode pour toutes les émotions perturbatrices, cela vous sera extrêmement profitable.
S’il y a beaucoup de pensées dans l’esprit et que vous parveniez à les traiter par cette méthode, cela est excellent. Cependant, lorsque Ies émotions sont si fortes qu’on ne parvient pas à les contrôler, il est nécessaire de stabiliser l’esprit au moyen de l’attention à la respiration, au va-et-vient du souffle qui sera alors plus efficace.
Dans l’esprit de beaucoup, cette méditation est souvent identifiée à des exercices respiratoires. En fait, le point important ici, n’est pas la respiration. Il convient de veiller à ce que l’esprit demeure posé, conscient du va-et-vient du souffle constamment, et qu’il ne soit pas distrait. L’attention porte sur la concentration elle-même, sur la stabilité mentale. Certains pensent que l’essentiel réside dans l’aspect physique de la pratique mais ça n’est pas le cas. L’essentiel, c’est l’accoutumance. Le succès de méditations telles que shiné et lhaktong ne dépend pas de la conception de ces états méditatifs mais de l’accoutumance au processus lui-même. C’est la différence entre gongpa = concevoir et gom pa = méditer, s’entraîner, s’habituer.
La conception juste naîtra de la méditation, de l’accoutumance. Pour cela, la méditation elle-même doit être établie sur des bases précises. Afin d’obtenir l’état de bouddha, il est nécessaire de se détourner radicalement du devenir, c’est-à-dire, de toutes les formes de bonheurs mondains associées aux différentes sphères. On pourrait, par exemple, viser un bonheur relatif comme celui des états supérieurs de l’existence, affranchis de la souffrance des conditions inférieures, ou viser la paix des shravakas dans laquelle on ne peut agir pour le bien des êtres. Cependant, la puissance et la capacité d’action pour les autres ne réside que dans l’éveil ultime.
Amour et compassion
Le remède à l’attachement au bonheur du devenir est la réflexion sur l’impermanence et sur les « quatre idées fondamentales qui détournent du cycle des existences ». Le remède à l’attachement à la quiétude, c’est la méditation sur l’amour altruiste et la compassion. Cet amour et cette compassion, il convient de les développer jusqu’à ce qu’ils deviennent une attitude naturelle de l’esprit. L’amour et la compassion sont les qualités qui vont accompagner toute la progression spirituelle depuis la naissance de l’esprit d’éveil jusqu’à l’obtention de la bouddhéité. Cet éveil sera alors pourvu des corps, parole, esprit et qualités du bouddha.
Par la puissance de l’amour et de la compassion, toutes les conditions contraires, le samsara et ses causes (les émotions perturbatrices), vont être détruites, anéanties. Sans l’amour et la compassion, on n’obtient pas l’énergie suffisante. Quand bien même notre esprit demeurerait prisonnier du samsara, soumis à l’influence des émotions et du karma, l’amour et la compassion permettent d’infléchir la direction de notre devenir.
Cet amour et cette compassion ont pour objet tous les êtres, et pas seulement les êtres qui nous entourent (les humains). Tout ce qui possède un esprit est un être. Et là où il y a être, il y a souffrance. Nous avons un esprit et, à travers lui, nous expérimentons la souffrance, il en va de même pour tous les autres. Ici, il convient de faire la distinction entre vie et esprit. Toute vie n’est pas forcément dotée d’un esprit. Mais là où il y a esprit, conscience, il y a vie. Il existe toutes sortes d’êtres, certains très petits comme les insectes. Une erreur courante est de ne prêter de conscience qu’à des êtres d’une certaine taille. On assimile souvent la conscience d’abord à un certain degré d’intelligence, et ensuite à une certaine taille. Ainsi, des scientifiques et certains courants philosophiques dénient une conscience semblable à la nôtre à des animalcules, à des insectes ou à de petits animaux marins alors qu’ils en reconnaissent aux poissons plus gros, comme les dauphins.
En fait, même les plus infimes insectes cherchent le plaisir et craignent la souffrance. Si on approche le doigt de petits poissons, ils vont d’abord se sauver puis, si on les apprivoise, ils reconnaîtront dans la main qui les nourrit une source de satisfaction et approcheront quand ils nous verront, tout simplement parce qu’ils cherchent le bien-être et fuient la souffrance.
Si la taille varie, l’esprit, lui, n’est pas proportionné à l’apparence physique. L’intensité de la souffrance ou du bonheur dépend du karma individuel. Le même esprit peut s’incarner dans le corps d’un être minuscule au potentiel faible ou dans un corps d’une baleine ou d’un roi doté d’un pouvoir supérieur à l’animal par l’esprit, non par la taille. La taille n’intervient pas dans la puissance de l’esprit.
Ce sont donc tous ces êtres, sans aucune exception, qui doivent faire l’objet de notre amour et de notre compassion. Considérez tous les êtres comme vous considérez votre père, votre mère ou celui ou celle que vous aimez le plus.
Dans les civilisations traditionnelles, en particulier en Orient, les liens familiaux sont extrêmement forts, le père et la mère sont les êtres auxquels on tient le plus, et l’idée qu’il puisse leur être fait du mal est insupportable. Voilà pourquoi, lorsque nous méditons sur l’esprit de l’éveil, nous prenons cet exemple considérant tous les êtres comme nos parents. En Occident, il semblerait que ce sentiment ne soit pas unanimement partagé. Mais c’est sans importance pour la méditation. Prenez comme support l’amour que vous éprouvez pour l’être qui vous est le plus cher.
Bien entendu, il est au-delà de nos possibilités de considérer chaque être individuellement, et de développer pour chacun en particulier de l’amour et de la compassion. Mais il est possible de considérer l’ensemble des êtres comme une entité et de méditer sur le fait que tous ces êtres quels qu’ils soient désirent le bonheur avec la même force que nous. C’est cette force que vous allez développer en vous mettant à la place de ces êtres et en désirant, pour eux, ce même bonheur.
Ne faites pas pour autant de ce souhait une fixation, un attachement mais concentrez-vous sur ce que les êtres éprouvent.
Vous devez maintenir l’esprit dans cette aspiration au bonheur, de même qu’auparavant, vous suscitiez dans l’esprit les émotions telles que la colère, l’orgueil, la jalousie, etc. afin de pouvoir en contempler l’essence.
Amour et vacuité
Cet amour pour tous les êtres qui, au départ, est une attitude artificielle, fabriquée, qu’on n’éprouve pas forcément, va se développer progressivement par l’entraînement, et, tôt ou tard, deviendra naturel.
Quand nous éprouvons de l’amour pour un être ou plusieurs, cet amour est partial parce qu’il est sélectif et qu’il procède de l’attachement. Lorsqu’on parle d’amour spirituel, ce n’est pas l’amour partial, exclusif, mais celui qui est fondé sur l’essence de l’esprit : la vacuité.
D’elle s’élève toute manifestation.
Méditant sur l’amour, son essence est vacuité, non-existence. L’objet considéré par votre méditation sur l’amour (les êtres), est aussi vide du point de vue ultime. Cependant, sa nature relative existe, s’élève, sans être contradictoire avec son essence.
S’il en était autrement, l’existence d’une réalité ultime intrinsèque se suffirait à elle-même et ne permettrait pas aux phénomènes relatifs d’être manifestés. Si le rêve était réel, il ne pourrait prendre place dans l’espace de l’esprit. Si l’essence de l’esprit n’était pas semblable à un miroir vide, l’image ne pourrait s’y refléter. Ainsi, l’essence de la confusion des êtres est vacuité. Sans cela, comment pourrait-elle apparaître ? Elle serait exclusivement solide, matérielle.
Bien que cette contemplation de la nature ultime de la bodhicitta soit quelque chose qu’il faille réaliser, cela vient dans un second temps.
Au départ, il convient de s’entraîner principalement à cultiver l’aspect relatif de cet amour et de cette compassion, pour évoluer ensuite vers la reconnaissance de la vacuité ou bodhicitta ultime. Parallèlement à cette méditation, une compréhension profonde va se développer. Si l’on médite sur l’amour au moyen de la vacuité, cet amour va devenir supérieur. De plus, en méditant sur la nature de l’amour, nous obtiendrons dans le même temps la pacification stable (shiné) et simultanément, notre force positive va aller s’accroissant.
Par le rappel constant de l’esprit de l’éveil, nous pourrons créer un bienfait considérable pour les autres.
Par le samadhi de l’amour (absorption complète), nous allons pénétrer le sens ultime authentique. Notre esprit sera lié à la réalité définitive, si bien que notre conscience ne sera plus traversée par d’autres conceptions que l’amour pour tous les êtres. Elle n’en sera plus jamais séparée.
Par la force de notre méditation, notre amour pour les êtres sera semblable à celui de l’oiselle pour ses petits. C’est un processus qui se développera de lui-même, de par sa nature propre, jusqu’à embrasser tous les êtres dans l’état d’éveil. Graduellement, le courant de notre être deviendra capable d’être bénéfique à un plus grand nombre d’êtres.
Cela n’a rien à voir avec la télépathie ou une quelconque intention, comme si l’on envoyait des ondes à ceux qui sont plus bas que nous, mais cela s’élève spontanément de la force de la vertu de l’activité positive. Le pouvoir de cette méditation est tellement fort qu’il peut se communiquer. Cet amour s’étend, rayonne et vient à naître dans l’esprit d’autres êtres, en particulier les petits animaux, les oiseaux, etc.
Compassion
L’essence de la compassion, c’est d’abord de comprendre la souffrance d’autrui, puis de voir que les êtres souhaitent que cette souffrance cesse. Exactement comme lorsque nous souffrons et que nous n’avons qu’un seul désir : que cette souffrance s’arrête.
Comme pour l’amour, il faut développer cette méditation jusqu’à ce que la souffrance et l’insatisfaction des autres nous deviennent aussi insupportables que les nôtres, et prendre conscience de l’absence de réalité intrinsèque de cette souffrance qui n’existe que par l’état de confusion des êtres.
Par l’accoutumance, on parvient à percevoir l’absence de réalité du sujet de la méditation, le moi individuel, et celle de l’objet de la méditation, les êtres. Bien que les êtres, depuis l’origine, soient prisonniers de la frustration, celle-ci est illusoire et fonctionne comme un rêve. Ce que vous devez comprendre, c’est qu’à la fois la souffrance et celui qui l’expérimente sont sans réalité.
La réalisation de la vacuité, c’est la connaissance suprême qui permet de comprendre la compassion ultime. Par cela, l’amour et la compassion deviennent des perfections transcendantes (paramitas). Sans compréhension de la voie juste, cette méditation produit, bien sûr, des effets bénéfiques, mais ils demeurent mondains, relatifs. Par la compréhension de la vacuité, l’amour et la compassion deviennent la voie supra-mondaine, totalement libératrice, beaucoup plus puissante.
Équanimité et joie
Lorsque nous méditons, il faut considérer les êtres de façon complètement équanime, sans en rejeter un seul ni s’attacher à aucun. Cet amour et cette compassion ne doivent pas, par empathie, entraîner de souffrance, comme lorsque notre père ou notre mère souffre et que nous en souffrons aussi.
L’amour et la compassion que nous éprouvons pour tous les êtres n’entraînent pas de chagrin. Il n’est pas nécessaire de se mettre soi-même en état de souffrance ou de douleur volontaire. Bien sûr, vous êtes concerné par la souffrance des autres, et que cela vous fasse souffrir ou non dépend de vous.
Vous développez simplement la compassion originelle. Progressivement, vous allez éprouver sans raison apparente de la joie, du bonheur et vous vous sentirez heureux. En même temps, vous considérerez la souffrance des êtres et cela vous fera monter les larmes aux yeux. Mais ce ne seront pas des larmes de souci, de souffrance, ce sera à la fois, un mélange de bonheur et de tristesse qui n’est pas douloureux.
Cela signifie que l’esprit devient naturellement plus heureux, plus clair, plus doux qu’à l’habitude et aussi naturellement plus respectueux des autres. Ceci est le signe manifeste de l’accomplissement de la pratique.
Nous ne sommes plus ordinaires, nous allons devenir comme de l’or pur, c’est-à-dire que nous allons rapidement obtenir les terres et les chemins de l’éveil.
Paramitas
Par nature, nous ne sommes pas particulièrement portés à la générosité, nous sommes tous sujets à l’attachement et nous avons tendance à retenir ce que nous considérons comme ayant, pour nous, de la valeur. Si nous prenons les vœux de bodhisattva et que nous développons l’amour et la compassion, graduellement, apparaissent le détachement et l’inclination à la pratique de la générosité. De même pour l’éthique, dont l’essence est de ne pas nuire aux êtres., cette qualité n’est pas encore présente en nous, mais si nous nous sentons de plus en plus concernés par le bonheur des autres, naturellement, nous éviterons de leur nuire. Il en sera de même pour la patience, la stabilité mentale et la sagesse. Habituellement, notre esprit est confus et dépourvu de cette sagesse. La sagesse, c’est non seulement le fait de reconnaître ce qui est bénéfique, mais aussi le fait que ce qui est bénéfique nous intéresse.
Par exemple, si l’on vous expose les enseignements profonds du chemin de la méthode, vous ne pouvez les comprendre, cela vous semble abscons et ennuyeux. Mais si l’on vous entretient de choses insensées ou futiles, vous êtes alors satisfait, ceci par manque de connaissance transcendante, non pas que celle-ci soit absente, mais elle n’est pas perçue à l’état ordinaire. Par le développement de l’esprit, la compréhension du sens profond prend place. Lorsque cette sagesse devient naturelle, elle progresse rapidement et devient une qualité intégrée comme les autres paramitas.
Méditation
Lorsque nous récitons : « Tout devient vacuité », c’est la bodhicitta ultime. De la vacuité, notre esprit apparaît sous la forme d’une syllabe-germe HRI ou HOUNG, etc. qui représente l’esprit de la bodhicitta ultime. Puis, de la syllabe de la lumière émane, fait offrande aux bouddhas et accomplit le bienfait des êtres. Ceci, c’est ce que nous récitons, mais si vous dites cela sans avoir fermement établi votre esprit dans l’amour et la compassion, tout ceci ne peut être authentique. Au contraire, si vous avez la compassion et l’esprit de l’éveil, cela sera vraiment effectif, le résultat sera manifeste.
Quand vous méditez sur Chenrezik avec la lettre HRI en son cœur entourée des syllabes du mantra qui libère de toute souffrance, lorsque la lumière émane et réalise le bienfait des êtres, c’est votre puissance d’éveil qui œuvre pour les êtres. Sans cela, ce n’est qu’une excitation de l’imagination qui reste stérile, cela a la même valeur qu’un dessin animé, c’est Disneyland !
C’est la présence de l’esprit de l’éveil qui rend la méditation vivante et réelle ; c’est pour cela qu’elle peut véritablement secourir les autres. Sans la motivation correcte, aucune visualisation n’aura de sens, ce ne sera qu’une plaisanterie.
Le véhicule de diamant est le plus rapide pour autant qu’il s’appuie sur la bodhicitta. Sans quoi il risque de devenir le véhicule le plus lent, voire inutile, une voie de garage.